Page 229 - Merveilles Industrie Tome 4
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LE VIN. 223
Columelle se plaint déjà que certains pro Domitien, raconte, en ces termes, les der
priétaires, tenant davantage à la quantité nières années de son règne :
qu’à la qualité, ont laissé perdre des crus
autrefois célèbres. « Devenu odieux et redoutable à tous, il succomba
La culture de la vigne avait enrichi les enfin sous une conspiration de ses amis, de ses af
franchis et même de sa femme. Toujours inquiet et
Gaules à tel point que la prospérité du
tremblant, il éprouvait aux moindres soupçons
peuple conquis excita la jalousie du vain d incroyables terreurs ; et le principal motif qui
queur. Trouvant dans la Gaule une rivale l’empêcha de faire exécuter l’édit ordonnant d’arra
cher les vignes, ce fut, dit-on. la lecture d’un cer
pour la production et le commerce des vins,
tain écrit répandu dans Rome, et où se trouvaient
rivale dont elle prévoyait la victoire pro en langue grecque ces deux vers :
chaine et dont elle soutenait difficilement
« Va, coupe tous les ceps; tu n’empêcheras pas
la concurrence, l’Italie demanda vengeance Qu’on ait assez de vin pour boire à ton trépas ! »
à ses empereurs. Cette vengeance fut lâche
et cruelle, et son souvenir seul frappe en Pendant deux siècles, à la suite de l’arrêt
core l’Italie ancienne d’un cachet de ré inique de Domitien, la culture de la vigne
probation. L’an 96 de l’ère chrétienne, fut très-languissante dans les Gaules. Ce
l’empereur Domitien donna l’ordre d’ar ne fut qu’en l’an 281 de notre ère que
racher la plus grande partie des vignes de l’empereur Probus, après avoir donné la
la Gaule. paix à l’empire par ses victoires, rendit aux
Montesquieu, dans VEsprit des lois, attri Gaulois la liberté de replanter la vigne.
bue, fort mal à propos, cet ordre à un sen Ce fut un spectacle ravissant, dit un histo
timent, en quelque sorte, paternel : « Do rien, de voir la foule des hommes, des fem
mitien, dit-il, prince timide, fit arracher les j mes et des enfants, s’empresser, se livrer
vignes dans les Gaules, de crainte sans doute àl’envi, à cette grande et belle restauration.
que le vin n’y attirât les barbares, comme il ' Soit que le climat de la Gaule eût acquis
les avait déjà attirés en Italie. » Voilà une une température plus douce par le dessè
pauvre excuse pour une aussi indigne action. chement des eaux stagnantes et par la des
Nous ne savons si les Romains colorèrent i truction des forêts, soit que l’art de cultiver
de ce prétexte l’ordre barbare de Domitien, se fût perfectionné, la vigne n’eut plus pour
dont le vrai motif était celui que nous avons I limites, comme autrefois, le nord des Cé-
énoncé plus haut. vennes. Elle s’étendit sur les coteaux du
Les ordres de Domitien ne furent, d’ail Rhône et de la Saône, puis gagna le terri
leurs, exécutés qu’à demi. Les Gaulois ré- j toire de Dijon, les rives du Cher, celles de
sistaient aux injonctions de Rome, et un la Marne et de la Moselle.
grand nombre de vignes échappèrent aux Dès le commencement du cinquième siè
commissaires impériaux. Tout en mainte cle, c’est-à-dire dans l’espace de deux cents
nant sa défense, l’empereur fut donc forcé ans, la culture de la vigne avait fait dans
de reculer devant le mécontentement gé notre pays de rapides progrès, lorsque les
néral, et renonça à faire exécuter le décret barbares venus du Nord, vinrent envahir
dans son entier. notre sol. Les uns fixèrent leur séjour dans
Cet édit de Domitien souleva, en effet, à | les contrées où la culture de la vigne était
tel point l’esprit public, qu’il doit être re- ! déjà établie, et ils secondèrent les efforts de
gardé comme l’une des causes qui précipi nos ancêtres dans le perfectionnement de
teront la chute de cet empereur. Suétone, , cette culture ; les autres, voulant profiter des
1 historien romain qui a écrit l’histoire de mêmes avantages, firent planter la vigne