Page 440 - Les fables de Lafontaine
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436          FABLES. — LIVRE ONZIÈME

       Le regard de travers, nez tortu, grosse lèvre,   15
              Portait sayon * de poil de chèvre,
               Et ceinture de joncs marins 4.
       Cet homme ainsi bâti fut député des villes
       Que lave le Danube. Il n’était point d’asiles *
               Où l’avarice * des Romains             20
       Ne pénétrât alors et ne portât les mains *.
       Le député vint donc et fit cette harangue :
       « Romains, et vous, Sénat, assis pour m’écouter 5,
       Je supplie avant tout les dieux de m’assister :
       Veuillent les Immortels, conducteurs de ma langue, 25
       Que je ne dise rien qui doive être repris.
       Sans leur aide, il ne peut entrer dans les esprits
               Que tout * mal et toute injustice ;
       Faute d’y recourir, on viole leurs lois 6.
       Témoin nous 7, que punit la romaine avarice *.   30
       Rome est, par nos forfaits plus que par ses exploits,
               L’instrument de notre supplice.
       Craignez, Romains, craignez que le Ciel, quelque jour,
       Ne transporte chez vous les pleurs et la misère,
       Et, mettant en nos mains, par un juste retour,   35
       Les armes dont se sert sa vengeance sévère,
               Il ne vous fasse, en sa colère,
               Nos esclaves à votre tour 8!
       Et pourquoi sommes-nous les vôtre? ? Qu’on me die *
       En quoi vous valez mieux que cent peuples divers *.   40
       Quel droit vous a rendus maîtres de l’univers ?
       Pourquoi venir troubler une innocente vie?
       Nous cultivions en paix d’heureux champs, et nos mains
       Étaient propres aux arts * ainsi qu’au labourage :
               Qu’avez-vous appris aux Germains ?     45
               Ils ont l’adresse * et le courage ;
         4. Joncs aquatiques, plante à tige souple que l’on peut tresser. —
       5. Quand un orateur parlait au Sénat, les portes du lieu où se tenait
       l’assemblée restaient ouvertes pour permettre au peuple de voir et
       d’entendre ce qui se passait. D’où les deux vocatifs : Romains, et vous,
       Sénat. — 6. Exorde de ton religieux. —■ 7. Transition adroite et
       rapide pour exposer le sujet du discours. — 8. Période bien rythmée.
       Le paysan prophétise, en se fondant sur la loi historique du balan­
       cement des situations.
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