Page 436 - Les fables de Lafontaine
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432 FABLES. — LIVRE ONZIÈME
Mieux su des ignorants que des gens de savoir.
L’autre jour, suivant à la trace 35
Deux ânes qui, prenant tour à tour l’encensoir,
Se louaient tour à tour, comme c’est la manière,
J’ouïs que l’un des deux disait à son confrère :
« Seigneur *, trouvez-vous pas 6 bien injuste et bien sot
L’homme, cet animal si parfait? 11 profane 40
Notre auguste nom, traitant d’Ane
Quiconque est ignorant, d’esprit lourd, idiot ;
Il abuse encore d’un mot
Et traite notre rire et nos discours de braire.
Les humains sont plaisants de prétendre exceller 45
Par dessus * nous : non, non! c’est à vous de parler,
A leurs orateurs de se taire.
Voilà les vrais braillards ; mais laissons-là ces gens ;
Vous m’entendez *, je vous entends,
Il suffit ; et quant aux merveilles 50
Dont votre chant divin vient frapper les oreilles,
Philomèle * est, au prix *, novice dans cet art :
Vous surpassez Lambert 7. » L’autre baudet repart :
« Seigneur, j’admire en vous des qualités pareilles. »
Ces ânes, non contents de s’être ainsi grattés 8, 55
S’en allèrent dans les cités
L’un l’autre se prôner. Chacun d’eux croyait faire,
En prisant * ses pareils, une fort bonne affaire,
Prétendant * que l’honneur en reviendrait sur lui.
J’en connais beaucoup aujourd’hui, 60
Non parmi les baudets, mais parmi les puissances
Que le Ciel voulut mettre * en de plus hauts degrés,
Qui changeraient entre eux les simples excellences *,
S’ils osaient, en des majestés.
J’en dis peut-être plus qu’il ne faut, et suppose 65
Que Votre Majesté gardera le secret.
Elle avait souhaité d’apprendre quelque trait *
Qui lui fît voir, entre autre chose,
6. Négation, 29, k. — 7. Lambert, chanteur très célèbre au xvne siècle
(1610-1696). —: 8. Allusion au proverbe cité ainsi par Marot :
« Et semblant, tant ils s’entre-flattent,
Deux vieux ânes qui s’entre-grattent. »