Page 435 - Les fables de Lafontaine
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LE LION, LE SINGE ET LES DEUX ANES 431
Le Lion, pour bien gouverner,
Voulant apprendre la morale,
Se fit, un beau jour, amener
Le Singe, maître * ès arts chez la gent * animale.
La première leçon que donna le régent * 5
Fut celle-ci : « Grand roi, pour régner sagement,
Il faut que tout Prince * préfère
Le zèle de l’État à certain mouvement *
Qu’on Appelle communément
Amour-propre : car c’est le père, io
C’est l’auteur de tous les défauts
Que l’on remarque aux animaux.
Vouloir que de tout point * ce sentiment vous quitte,
Ce n’est pas chose si petite
Qu’on en vienne à bout en un jour ; 15
C’est beaucoup de pouvoir modérer cet amour.
Par là votre personne auguste
N’admettra jamais rien en soi
De ridicule ni d’injuste1.
— Donne-moi, repartit le roi, 20
Des exemples de l’un et l’autre.
— Tout espèce, dit le docteur,
(Et je commence par la nôtre) 2
Toute profession s’estime dans son cœur,
Traite les autres d’ignorantes, 25
Les qualifie impertinentes *,
Et3 semblables discours * qui ne nous coûtent rien.
L’amour-propre, au rebours 4, fait qu’au degré suprême
On porte ses pareils ; car, c’est un bon moyen
De s’élever ainsi soi-même. 30
De tout ce que dessus, j’argumente très bien 6
Qu’ici-bas, maint talent n’est que pure grimace *,
Cabale *, et certain art de se faire valoir,
1. Du ridicule et de l’injustice de l’amour-propre. — 2. Nous
dirions : et la nôtre, celle des singes, pour commencer. — 3. Et
(tient) de semblables discours. Ellipse, 23, m. — 4. Au rebours, inver
sement. — 5. Formule scolastique, en style de régent : de tout ce que
je viens de dire, je conclus avec assurance.