Page 443 - Les fables de Lafontaine
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LE VIEILLARD ET LES TROIS JEUNES HOMMES 439
Un octogénaire plantait1.
« Passe encor * de bâtir, mais planter, à cet âge! »
Disaient trois jouvenceaux, enfants du voisinage ;
Assurément, il radotait2.
— « Car, au nom des dieux, je vous prie, 5
Quel fruit * de ce labeur pouvez-vous recueillir ?
Autant qu’un patriarche il vous faudrait vieillir.
A quoi bon charger votre vie
Des soins * d’un avenir qui n’est pas fait pour vous ?
Ne songez, désormais, qu’à vos erreurs passées : 10
Quittez le long espoir 3 et les vastes pensées ;
Tout cela ne convient qu’à nous.
— Il * ne convient pas à vous-mêmes,
Repartit le Vieillard. Tout établissement *
Vient tard et dure peu. La main des Parques *, blêmes 15
De vos jours et des miens se joue également.
Nos termes sont pareils par leur courte durée.
Qui de nous, des clartés de la voûte azurée 4,
Doit jouir le dernier? Est-il aucun moment
Qui nous puisse assurer d’un second seulement? 20
Mes arrière-neveux * me devront cet ombrage :
Eh bien! défendez-vous au sage
De se donner des soins * pour le plaisir d’autrui ?
Cela même est un fruit * que je goûte * aujourd’hui.
J’en puis jouir demain et quelques jours encore ; 25
Je puis enfin compter l’aurore
Plus d’une fois sur vos tombeaux. »
Le Vieillard eut raison : l’un des trois jouvenceaux
Se noya dès le port, allant en Amérique ;
L’autre, afin de monter aux grandes dignités, 30
1. Entrée en matière directe. Plantait, comprenez : faisait planter.
Omission usuelle du verbe faire en ce sens, au XVIIe siècle. —- 2. Le
vers 2, au style direct, rapporte les propos que les jeunes gens tiennent
entre eux ; le vers 4 exprime au style indirect libre la pensée de ces
jeunes gens. Au vers 5 commence le dialogue proprement dit entre
les jeunes gens et le Vieillard. — 3. Long espoir, espoir de choses
longues à se réaliser ; vastes pensées, pensées qui embrassent de vastes
projets. Hypallage, 23, v. — 4. Le jour ; périphrase, 24, d. Termes,
au vers précédent, est employé, par métonymie, pour : le temps qui
nous reste à vivre.