Page 427 - Les fables de Lafontaine
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LE LION 423
« Tu crains, ce * lui dit-il, Lionceau, mon voisin ; 10
Son père est mort : que peut-il faire?
Plains plutôt le pauvre orphelin.
Il a chez lui plus d’une affaire
Et devra beaucoup au destin *
S’il garde ce qu’il a, sans tenter1 de conquête. » 15
Le Renard dit, branlant la tête :
« Tels * orphelins, Seigneur, ne me font point pitié ;
Il faut, de celui-ci, conserver l’amitié
Ou s’efforcer de le détruire *
Avant que la griffe et la dent 20
Lui soit crue 2 et qu’il soit en état de nous nuire.
N’y perdez pas un seul moment!
J’ai fait son horoscope * : il croîtra par la guerre ;
Ce sera le meilleur Lion
Pour ses amis, qui soit sur terre ; 25
Tâchez donc d’en être, sinon,
Tâchez de l’affaiblir. » La harangue fut vaine.
Le Sultan dormait lors * ; et, dedans * son domaine,
Chacun dormait aussi, bêtes, gens ; tant qu’enfin,
Le Lionceau devient vrai Lion. Le tocsin 30
Sonne aussitôt sur * lui ; l’alarme * se promène
De toutes parts, et le Vizir,
Consulté là-dessus, dit avec un soupir :
« Pourquoi l’irritez-vous ? la chose est sans remède.
En vain, nous appelons mille gens à notre aide : 35
Plus ils sont, plus il * coûte ; et je ne les tiens bons
Qu’à manger leur part des moutons.
Apaisez le Lion : seul, il passe * en puissance
Ce monde d’alliés vivant sur notre bien.
Le Lion en a trois qui ne lui coûtent rien : 40
Son courage, sa force avec sa vigilance.
Jetez-lui promptement sous la griffe un mouton ;
S’il n’en est pas content, jetez-en davantage ;
Joignez-y quelque bœuf ; choisissez, pour ce don,
Tout * le plus gras du pâturage. 45
1. Sans qu’il soit question pour lui de tenter... — 2. Crue, du verbe
croître. Accord, 29, a.