Page 411 - Les fables de Lafontaine
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LE BERGER ET LE ROI             4°7
       Deux démons *, à leur gré, partagent * notre vie,
       Et, de son patrimoine, ont chassé la raison *.
       Je ne vois point de cœur qui ne leur sacrifie *.
       Si vous me demandez leur état * et leur nom,
       J’appelle l’un Amour *, et l’autre Ambition.   5
       Cette dernière étend le plus loin son empire * ;
              Car, même, elle entre dans l’amour.
       Je le ferais bien voir1 ; mais mon but est de dire
       Comme * un Roi fit venir un Berger à sa cour.
      Le conte est du bon temps, non du siècle où nous
                                            sommes2. 10
       Ce Roi vit un troupeau qui couvrait tous les champs,
      Bien broutant, en bon corps *, rapportant tous les ans,
      Grâce aux soins du Berger, de très notables sommes.
      Le Berger plut au Roi par ces soins * diligents.
      « Tu mérites, dit-il, d’être pasteur * de gens ;   15
      Laisse-là tes moutons, viené conduire des hommes.
              Je te fais Juge souverain. »
      Voilà notre Berger la balance * à la main.
      Quoiqu’il n’eût guère vu d’autres gens qu’un ermite,
      Son troupeau, ses mâtins *, le loup, et puis c’est tout, 20
      Il avait du bon sens ; le reste vient ensuite.
              Bref, il en vint fort bien à bout.
      L’Ermite, son voisin 3, accourut pour lui dire :
      « Veillé-je ? et n’est-ce point un songe que je vois ?
      Vous, favori! vous, grand! Défiez-vous des rois :   25
      Leur faveur est glissante, on s’y trompe : et le pire,
      C’est qu’il en coûte cher ; de pareilles erreurs
      Ne produisent jamais que d’illustres * malheurs.
      Vous ne connaissez pas l’attrait qui vous engage *.
      Je vous parle en ami. Craignez tout. » L’autre rit, 30
             Et notre Ermite poursuivit :
      « Voyez combien déjà la cour vous rend peu sage *.
      Je crois voir cet aveugle à qui, dans un voyage,
        1. Le conditionnel sous-entend : si je voulais. D’où la suite : mais
      mon but est (seulement) de dire... ■— 2. Les vers 1 à 10 forment une
      entrée en matière morale, 26, b. — 3. L’épisode de l’Ermite, vers
      24-52, est une digression, mais cette digression dégage la portée morale
      du morceau.
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