Page 406 - Les fables de Lafontaine
P. 406

402          FABLES. — LIVRE DIXIÈME

          « Je suis haï, dit-il, et de qui ? de chacun.
                  Le loup est l’ennemi commun :
          Chiens, chasseurs, villageois * s’assemblent pour sa perte.
          Jupiter est, là-haut, étourdi de leurs cris ;
          C’est par là * que, de loups, l’Angleterre est déserte : io
                  On y mit notre tête à prix1.
                  Il n’est hobereau * qui ne fasse
                  Contre nous tels * bans * publier ;
                  Il n’est marmot osant * crier
          Que du loup aussitôt sa mère ne menace.        15
                  Le tout pour un âne rogneux *,
          Pour un mouton pourri *, pour quelque chien hargneux
                  Dont j’aurai passé mon envie *.
          Eh bien! ne mangeons plus de chose ayant eu vie ;
          Paissons l’herbe, broutons ; mourons de faim plutôt. 20
                  Est-ce une chose si cruelle ?
          Vaut-il mieux s’attirer la haine universelle ? »
          Disant ces mots, il vit des Bergers, pour leur rôt *,
                  Mangeant un agneau cuit en broche.      ,

                          2
                  « Oh! oh! 1 dit-il, je me reproche     25
          Le sang de cette gent * : voilà ses gardiens
                 S’en repaissant, eux et leurs chiens!
                  Et moi, Loup, j’en ferai scrupule ?
          Non, par tous les dieux non! Je serais ridicule.
                  Thibault * l’Agnelet passera 3         30
                 Sans qu’à la broche je le mette,
          Et non seulement lui, mais la mère qu’il tette
                  Et le père qui l’engendra. »
          Ce Loup avait raison. Est-il dit qu’on nous voie
                  Faire festin de toute proie,           35
          Manger les animaux, et * nous les réduirons
          Aux mets de l’âge * d’or autant que nous pourrons ?
                 Ils n’auront ni croc * ni marmite ?
                 Bergers, Bergers! le loup n’a tort

            1. Au Xe siècle, le roi Edgar convertit, en effet, l’impôt payé par
          le pays de Galles en un tribut de trois cents têtes de loups. —
          2. Hiatus, 27, d. — 3. Nous dirions dans le même sens : y passera.
   401   402   403   404   405   406   407   408   409   410   411