Page 355 - Les fables de Lafontaine
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LE LOUP ET LE CHASSEUR            35i

       Te cpmbattrais-je en vain sans cesse1 en cet ouvrage2?
       Quel temps demandes-tu 3 pour suivre mes leçons ?
       L’homme, sourd à ma voix comme à celle du sage 4,   5
       Ne dira-t-il jamais : C’est assez, jouissons ?
       Hâte-toi, mon ami s! tu n’as pas tant à vivre ;
       Je te rebats * ce mot, car il vaut tout un livre :
       Jouis. — Je le ferai. — Mais quand donc? — Dès demain.
       — Eh, mon ami! la mort te peut prendre en chemin :  10
       Jouis dès aujourd’hui 8. Redoute un sort semblable
       A celui du Chasseur et du Loup de ma fable.
       Le premier, de son arc, avait mis bas * un daim ;
       Un faon * de biche passe, et le voilà soudain *
       Compagnon du défunt : tous deux gisent sur l’herbe. 15
       La proie était honnête * : un daim avec un faon !
      Tout modeste * chasseur en eût été content.
       Cependant, un sanglier 7, monstre * énorme et superbe,
      Tente encor * notre archer, friand * de tels morceaux.
      Autre habitant du Styx * ; la Parque * et ses ciseaux 20
      Avec peine y mordaient : la déesse infernale
      Reprit à plusieurs fois l’heure * au monstre fatale.
      De * la force du coup, pourtant, il s’abattit.
      C’était assez de biens. Mais quoi! rien ne remplit
      Les vastes appétits * d’ün faiseur de conquêtes.   25
      Dans le temps que * le porc 8 revient à soi, l’archer
      Voit le long d’un sillon une perdrix marcher,
              Surcroît chétif * aux autres têtes * !
      De son arc, toutefois, il bande les ressorts.
      Le sanglier 7, rappelant les restes de sa vie,   30
      Vient à lui, le découd *, meurt vengé sur son corps,
             Et la perdrix le remercie.
        1. Fureur... Apostrophe, 23, h ; monstre de qui, etc. : Périphrase, 24, d ;
      voir aussi Allégorie, 23, b. — 2. Sans cesse en mon ouvrage, en fait,
      La Fontaine n’a encore attaqué l’avarice que deux fois : IV, 20, l’Avare
      qui a perdu son trésor, et V, 13, la Poule aux œufs d’or. — 3. Quel temps
      demandes-tu, quand te décideras-tu... ? — 4. Ce sage est sans doute
      l’épicurien Horace disant : Carpe diem : jouis du jour présent (Odes,
      I, XI, 8). -— 5. Nouvelle apostrophe qui, cette fois, tourne au dialogue
      oratoire. — 6. Tout ce développement sur aujourd’hui-demain (v. 9 à x r)
      est inspiré d’une épigramme de Martial. — 7. Sanglier, deux syllabes
      par synérèse, 27, f. —■ 8. Le sanglier est une sorte de porc sauvage.
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