Page 353 - Les fables de Lafontaine
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DÉMOCRITE ET LES ABDÉRITAINS 3+9
Que j’ai toujours haï les pensers * du vulgaire!
Qu’il me semble profane *, injuste et téméraire1.
Mettant de faux milieux * entre la chose et lui,
Et mesurant * par soi ce qu’il voit en autrui !
2
Le maître d’Épicure 1 en fit l’apprentissage : 5
Son pays le crut fou. Petits esprits! Mais quoi!
Aucun * n’est prophète chez soi.
Ces gens étaient les fous, Démocrite le sage *
L’erreur alla si loin qu’Abdère députa *
Veis Hippocrate *, et l’invita, 10
Par lettres et par ambassade,
A venir rétablir la raison du malade.
« Notre concitoyen, disaient-ils 3 en pleurant,
Perd l’esprit ; la lecture a gâté * Démocrite.
Nous l’estimerions plus s’il était ignorant. 15
Aucun nombre, dit-il, les mondes ne limite 4,
Peut-être même, ils sont remplis
De Démocrites infinis.
Non content de ce songe *, il y joint les atomes,
Enfants d’un cerveau creux, invisibles fantômes *, 20
Et, mesurant les cieux sans bouger d’ici-bas,
Il connaît l’univers et ne se connaît pas.
Un temps fut qu’il savait accorder * les débats;
Maintenant, il parle à lui-même 5.
Venez, divin * mortel! sa folie est extrême. » 25
Hippocrate n’eut pas trop de foi * pour ces gens ;
Cependant, il partit. Et voyez, je vous prie,
Quelles rencontres *, dans la vie,
Le sort cause : Hippocrate arriva dans le temps
Que * celui qu’on disait n’avoir raison ni sens * 30
1. Réminiscence d’Horace : Odi profanum vulgus (Odes, 111, 1, 1). —
2. Démocrite d’Abdère, en Thrace, célèbre philosophe du Ve siècle
av. J.-C., qui développa la théorie des atomes, inventée par Leucippe ;
il traitait les erreurs humaines par le rire. Épicure s’inspira de lui. —
3. Ils, les députés d’Abdère. — 4. Allusion à la théorie d’après laquelle
il y a un nombre infini de mondes semblables au nôtre ; d’où l’expression :
ils sont remplis de Démocrites infinis, c’est-à-dire d’une infinité d’hommes
semblables à Démocrite. — 5. Il se parle tout seul.