Page 342 - Les fables de Lafontaine
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336 FABLES. — LIVRE HUITIÈME
Quelque poison l’enverra protéger 20
Les trafiquants qui sont en l’autre monde.
Sur * cet avis, le Turc se comporta
Comme Alexandre *, et, plein de confiance,
Chez le marchand, tout droit, il s’en alla,
Se mit à table. On vit tant d’assurance 25
En ses discours * et dans tout son maintien
Qu’on ne crut point qu’il se doutât de rien.
« Ami, dit-il, je sais que tu me quittes.
Même, l’on veut que j’en craigne les suites ;
Mais je te crois un trop homme de bien 7. 30
Tu n’as point l’air d’un donneur de breuvage 8.
Je n’en dis pas là-dessus davantage.
Quant à ces gens qui pensent * t’appuyer *,
Écoute-moi. Sans tant de dialogue 9
Et de raisons * qui pourraient t’ennuyer, 35
Je ne te veux conter qu’un apologue * :
Il était * un Berger, son Chien et son troupeau.
Quelqu’un * lui10 * demanda ce qu’il prétendait * faire
D’un dogue * de qui * l’ordinaire *
Était un pain entier. Il fallait bien * et beau 40
Donner cet animal au seigneur * du village.
Lui, Berger, pour plus de ménage *,
Aurait deux ou trois mâtineaux11
Qui, lui dépensant moins, veilleraient aux troupeaux
Bien mieux que cette bête seule. 45
Il mangeait plus que trois. Mais on ne disait pas
Qu’il avait aussi triple gueule
Quand les loups livraient des combats.
Le Berger s’en défait. Il prend trois chiens de taille
A lui dépenser moins, mais à fuir la bataille. 50
Le troupeau s’en sentit. Et * tu te sentiras
7. Homme de bien est considéré comme une expression adjective,
d’où l’emploi de l’adverbe trop. Nous dirions : je te crois trop un homme
de bien. — 8. Un donneur de breuvage : un empoisonneur de pro
fession. — 9. Sans prolonger davantage la conversation. — 10. Lui,
au berger. — 11. Néologisme de La Fontaine, passé dans la langue.
Voir Mâtin.