Page 327 - Les fables de Lafontaine
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LES DEUX AMIS 321
11. — LES DEUX AMIS
Source. — Pilpay.
Intérêt. — Conte sentimental, à la gloire de la véritable amitié ;
c’est la contre-partie du précédent, dont il ne doit pas être séparé,
celui-ci montrant les délicatesses d’une amitié harmonieuse, le
premier révélant les dangers d’une amitié mal assortie. Il est
difficile d’évoquer les charmes de l’amitié avec plus d’émotion
et de poésie. On peut le rapprocher du ch. 27 du Ier livre des Essais,
où Montaigne décrit avec tant de pathétique l’amitié qui l’unis
sait à Étienne de la Boétie.
Deux vrais amis vivaient au Monomotapa1.
L’un ne possédait rien qui n’appartînt à l’autre.
Les amis de ce pays-là
Valent bien, dit-on, ceux du nôtre.
Une nuit que * chacun s’occupait * au sommeil 5
Et mettait à profit l’absence du soleil,
Un de nos deux amis sort du lit en alarme ;
Il court chez son intime, éveille les valets ;
Morphée * avait touché le seuil de ce palais.
L’ami couché s’étonne, il prend sa bourse, il s’arme, 10
Vient trouver l’autre et dit : « Il vous arrive peu
De courir quand on dort ; vous me paraissez homme
A mieux user du temps destiné * pour le somme.
N’auriez-vous point perdu tout votre argent au jeu?
En voici. S’il vous est venu quelque querelle, 15
J’ai mon épée, allons! Vous ennuyez-vous point2?
— Non, dit l’ami, ce n’est ni l’un ni l’autre point,
Je vous rends grâce de ce zèle :
Vous m’êtes, en dormant 3, un peu triste apparu ;
J’ai craint qu’il * ne fût vrai, je suis vite accouru. 20
Ce maudit songe en est la cause. »
1. Monomotapa, nom ancien d’un empire cafre, situé au sud de
l’Afrique. On sent l’ironie. —• 2. Négation, 29, k. — 3. En dormant
se rapporte à m : pendant que je dormais.