Page 321 - Les fables de Lafontaine
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LE CHIEN QUI PORTE LE DINER DE SON MAITRE 315
Mais, enfin, il l’était ; et, tous tant que nous sommes 2,
Nous nous laissons tenter à l’approche des biens. 10
Chose étrange : on apprend la tempérance aux chiens,
Et l’on ne peut l’apprendre aux hommes.
Ce Chien-ci, donc, étant de la sorte atourné *,
Un Mâtin * passe, et veut lui prendre le dîner.
Il n’en eut pas toute la joie * 15
Qu’il espérait d’abord : le Chien mit bas la proie
Pour la défendre mieux, n’en étant plus chargé.
Grand combat. D’autres chiens arrivent.
Ils étaient de ceux-là qui vivent
Sur le public, et craignent peu les coups. 20
Notre Chien, se voyant trop faible contre eux tous,
Et que 3 la chair * courait un danger manifeste,
Voulut avoir sa part. Et, lui, sage, il leur dit :
« Point de courroux, messieurs, mon lopin * me suffit,
Faites votre profit * du reste !» 25
A ces mots, le premier, il vous happe * un morceau.
Et chacun, de tirer, le mâtin, la canaille *,
A qui mieux mieux. Ils firent tous ripaille ;
Chacun d’eux eut part au gâteau.
Je crois voir en ceci l’image d’une ville 30
Où l’on met les deniers * à la merci * des gens :
Échevins *, Prévôt * des marchands,
Tout fait sa main *. Le plus habile
Donne aux àutres l’exemple. Et c’est un passe-temps
De leur voir nettoyer * cm monceau de pistoles *. 35
Si Quelque scrupuleux, par des raisons frivoles *,
Veut défendre l’argent et dit le moindre mot,
On lui fait voir qu’il est un sot.
Il n’a pas de peine à se rendre :
C’est bientôt le premier à prendre. 40
Exercice complémentaire. — Faut-iZ déduire, de cette fable,
qu'on est excusable d’être voleur en compagnie des voleurs?
2. Cheville, 27, h. — 3. Et (voyant) que, anacoluthe, 23, f.