Page 273 - Les fables de Lafontaine
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LE MAL MARIÉ 269
Tous les gens querelleurs, jusqu’aux simples mâtins *,
Au dire de chacun, étaient de petits saints.
L’Ane vint à son tour et dit : « J’ai souvenance
Qu’en un pré de moines 7 passant, 50
La faim, l’occasion, l’herbe tendre et, je pense,
Quelque diable aussi me poussant,
Je tondis, de ce pré, la largeur de ma langue.
Je n’en avais nul droit, puisqu’il faut parler net. »
A ces mots, on cria haro * sur le baudet. 55
Un Loup, quelque peu clerc *, prouva par sa harangue
Qu’il fallait dévouer * ce maudit animal,
Ce pelé, ce galeux, d’où venait tout leur mal.
Sa peccadille fut jugée un cas * pendable.
Manger l’herbe d’autrui! quel crime abominable!... 60
Rien * que la mort n’était capable
D’expier ce forfait. On le lui fit bien voir 8.
Selon que vous serez puissant ou misérable,
Les jugements de cour 9 vous rendront blanc ou noir.
Exercice complémentaire. — Vous supposerez que la colombe,
au cœur simple et compatissant, raconte à une de ses compagnes restée
au nid comment s’est passé le conseil des animaux.
2. — LE MAL MARIÉ
Sources. — Ésope; Corrozet ; Haudent ; Meslier.
/Intérêt. — A cette fable, traditionnelle dans les fabliers, comme
oh le voit par les sources, La Fontaine a donné le ton et le mouve
ment vif et alerte d’un conte satirique contre les femmes, précédé
d’un prologue et terminé sur une pointe *. On verra, dans le
prologue, avec quelle désinvolture La Fontaine affecte d’oublier
qu’il est effectivement marié.
7. Les moines, sous l’Ancien Régime, étaient, en général, fort riches. —
8. C’est-à-dire qu’on le pendit haut et court. Conclusion brève, 26, g.
9. Jugements de cour, sans doute : les jugements de la cour ; on. peut
aussi entendre : les jugements des cours de justice.