Page 278 - Les fables de Lafontaine
P. 278
274 FABLES. — LIVRE SEPTIÈME
Ma commère * la Carpe y faisait mille tours * 5
Avec le Brochet son compère *.
Le Héron en eut fait aisément son profit * :
Tous approchaient du bord, l’oiseau n’avait qu’à prendre;
Mais il crut mieux faire d’attendre
Qu’il eût un peu plus d’appétit. 10
Il vivait de régime et mangeait à ses heures 3.
Après quelques moments, l’appétit vint ; l’oiseau,
S’approchant du bord, vit, sur * l’eau,
Des tanches qui sortaient du fond de ces demeures 4.
Le mets ne lui plut pas, il s’attendait à mieux 15
Et montrait un goût dédaigneux,
Comme le Rat du bon Horace 5.
— « Moi, des tanches! dit-il, moi, Héron, que je fasse
Une si pauvre chère * ! et pour qui me prend-on ? »
La tanche rebutée, il trouva du goujon. 20
— « Du goujon! c’est bien là le dîner * d’un Héron!
J’ouvrirais pour si peu le bec! Aux dieux ne plaise! »
Il l’ouvrit pour bien moins : tout alla de façon
Qu’il ne vit plus aucun poisson.
La faim le prit ; il fut tout heureux et tout aise 25
De rencontrer un limaçon.
Ne soyons pas si difficiles ;
Les plus accommodants, ce sont les plus habiles.
On hasarde de perdre en voulant trop gagner.
Gardez-vous de rien dédaigner, 30
Surtout quand vous avez à peu près votre compte.
Bien des gens y sont pris. Ce n’est pas aux hérons
Que je parle ; écoutez, humains, un autre conte :
Vous verrez que chez vous j’ai puisé ces leçons.
Certaine * fille un peu trop fière
Prétendait * trouver un mari
3. Entrée en matière descriptive, 26, b. — 4. Ces demeures liquides,
ces séjours des poissons. — 5. Il s’agit du Rat de Ville, dont le poète
Horace a décrit l’aidtude dédaigneuse à la table du Rat des Champs,
à la fin de sa Satire VI du livre II.