Page 235 - Les fables de Lafontaine
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L’OURS ET LES DEUX COMPAGNONS 231
Deux compagnons * pressés * d’argent
A leur voisin fourreur1 vendirent
La peau d’un Ours encor * vivant,
Mais qu’ils tueraient bientôt, du moins à ce qu’ils dirent.
C’était le roi des ours, au compte de ces gens. 5
Le marchand, à * sa peau, devait faire fortune :
Elle garantirait des froids les plus cuisants ;
On en pourrait fourrer plutôt deux robes * qu’une1.
2
Dindenaut 3 prisait * moins ses moutons qu’eux, leur ours,
(Leur, à leur compte, et non à celui de la bête.) 10
S’offrant 4 *de la livrer au plus tard dans deux jours,
Ils conviennent de prix *, et se mettent en quête *,
Trouvent l’Ours, qui s’avance et vient vers eux au trot.
Voilà mes gens frappés comme d’un coup de foudre!
Le marché * ne tint pas, il fallut le résoudre : 15
D’intérêts contre l’Ours, on ne dit pas un mot.
L’un des deux compagnons grimpe au faîte d’un arbre ;
L’autre, plus froid que n’est un marbre,
Se couche sur le nez, fait le mort, tient son vent B,
Ayant quelque part ouï dire 20
Que l’ours s’acharne peu souvent
Sur un corps qui ne vit, ne meut 6 ni ne respire.
Seigneur * Ours, comme un sot, donna dans ce panneau * :
Il voit ce corps gisant, le croit privé de vie,
Et, de peur de supercherie, 25
Le tourne, le retourne, approche son museau,
Flaire aux passages de l’haleine 7 :
— « C’est, dit-il, un cadavre ; ôtons-nous, car il sent. »
A ces mots, l’Ours s’en va dans la forêt prochaine.
L’un de nos deux marchands de son arbre descend, 30
Court à son compagnon, lui dit que c’est merveille v
1. Nos pères usaient beaucoup de vêtements fourrés pour se garan
tir contre le froid. Ces fourrures formaient une partie notable des héri
tages. — 2. Style indirect, 29, z. — 3. Dindenaut est le marchand
qui, dans le livre IV de Rabelais, fait l’article à Panurge pour lui
vendre les fameux moutons. — 4. S’offrant se rapporte à Ils qui
commence le vers suivant. ■— 5. Tient son vent : retient son souffle.
6. Ne (se) meut. — 7. Sous le nez et devant la bouche.