Page 208 - Les fables de Lafontaine
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304 FABLES. — LIVRE QUATRIÈME
Un Cerf s’étant sauvé dans une étable * à bœufs
Fut d’abord * averti par eux
Qu’il cherchât1 ailleurs un asile *.
— « Mes frères, leur dit-il, ne me décelez pas ;
Je vous enseignerai les pâtis * les plus gras. 5
Ce service2 vous peut quelque jour être utile,
Et vous n’en aurez * point regret. »
Les Bœufs, à toutes fins *, promirent le secret.
Il se cache en un coin, respire et prend courage.
Sur le soir, on apporte herbe fraîche et fourrage 3 10
Comme l’on faisait tous les jours.
L’on va, l’on vient, les valets font cent tours *,
L’intendant même, et pas un, d’aventure *,
N’aperçut ni cors, ni ramure *,
Ni cerf enfin. L’habitant des forêts 15
Rend déjà grâce aux Bœufs, attend, dans cette étable,
Que, chacun retournant au travail de Cérès *,
Il trouve pour sortir un moment favorable.
L’un des Bœufs, ruminant, lui dit : « Cela va bien,
Mais quoi ! l’homme aux cent yeux 4 n’a pas fait sa revue. 20
Je crains fort pour toi sa venue.
Jusque-là, pauvre Cerf, ne te vante de rien. »
Là-dessus, le Maître entre et vient faire sa ronde.
— « Qu’est-ce * ci ? dit-il à son monde ;
Je trouve bien peu d’herbe en tous ces râteliers! 25
Cette litière est vieille ; allez vite aux greniers.
Je veux voir désormais vos bêtes mieux soignées.
Que * coûte-t-il d’ôter toutes ces araignées * ?
Ne saurait *-on ranger ces jougs et ces colliers ? »
En regardant à tout, il voit une autre tête 30
Que celles qu’il voyait d’ordinaire en ce lieu.
Le Cerf est reconnu ; chacun prend un épieu *,
Chacun donne un coup à la bête.
Ses larmes 8 ne sauraient * la sauver du trépas.
1. Subjonctif-impératif du style indirect, 30, b. — 2. Ce service
que vous me rendez. — 3. Article, 29, c. — 4. L’homme aux cent
yeux, par analogie avec Argus, sorte de sbire mythologique, qui avait
cent yeux, est ici le Maître. — 5. Une antique tradition veut que le
cerf verse des larmes au moment de mourir.