Page 206 - Les fables de Lafontaine
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202 FABLES. — LIVRE QUATRIÈME
20. — L’AVARE QUI A PERDU SON TRÉSOR
Sources. — Ésope ; Faërne ; Haudent ; Meslier.
Intérêt. —■ Cette fable est un portrait, le portrait moral de
l’avare. Par une remarquable exception, La Fontaine n’accorde,
ici, presque rien au pittoresque, à l’extérieur, au réalisme : il ne
dit ni le nom, ni l’aspect, ni l’âge de l’avare, ni le lieu, ni le chiffre
de la somme, ni les circonstances du vol, ni celles de sa décou
verte. Mais, en revanche, la passion de l’avarice est admirablement
analysée et suivie dans son action sur l’âme. Songez, par contraste,
aux procédés de Molière dans l’Avare, et de Balzac dans Eugénie
Grandet.
L’usage • seulement fait la possession *.
Je demande à ces gens de qui * la passion
Est d’eijtasser toujours, mettre somme sur somme,
2
Quel avantage ils ont que n’ait pas un autre homme1.
Diogène *, là-bas *, est aussi riche qu’eux, 5
Et l’avare, ici-haut, comme lui vit en gueux.
L’homme au trésor caché qu’Ésope nous propose
Servira d’exemple à la chose.
Ce malheureux attendait
Pour jouir de son or une seconde vie 3, 10
Ne possédait pas l’or, mais l’or le possédait.
Il avait dans la terre une somme enfouie 4,
Son cœur avec, n’ayant autre déduit *
Que d’y * ruminer jour et nuit
Et rendre sa chevance * à lui-même sacrée. 15
Qu’il allât ou qu’il vînt, qu’il bût ou qu’il mangeât,
On l’eût pris de bien court *, à moins qu’il ne songeât *
A l’endroit où gisait cette somme enterrée.
1. Aphorisme juridique qui signifie : le fait d’utiliser une chose sans
propriétaire vous rend propriétaire légitime de cette chose. Mais La
Fontaine l’entend au sens moral. — 2. Un autre homme : le premier
venu, le plus pauvre. — 3. Ironique : il se privait comme s’il écono
misait pour une seconde vie. — 4. Inversion expressive, 23, y.