Page 180 - Les fables de Lafontaine
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176 FABLES. — LIVRE QUATRIÈME
A la fin, les trésors déchargés sur la plage * 5
Le tentèrent si bien, qu’il vendit son troupeau,
Trafiqua * de l’argent, le mit entier sur l’eau2.
Cet argent périt par naufrage.
Son maître fut réduit à garder les brebis,
Non plus berger en chef, comme il était jadis 10
Quand ses propres moutons paissaient sur le rivage :
Celui qui s’était vu Corydon ou Tircis 3
Fut Pierrot, et rien davantage.
Au bout de quelque temps, il fit quelques profits,
Racheta des bêtes à laine. 15
Et comme, un jour, les vents, retenant leur haleine,
Laissaient paisiblement aborder les vaisseaux :
— « Vous voulez de l’argent, ô Mesdames les Eaux,
Dit-il ; adressez-vous, je vous prie, à quelque autre.
Ma foi *, vous n’aurez pas le nôtre! » 20
Ceci n’est pas un conte à plaisir inventé.
Je me sers de la vérité
Pour montrer, par expérience 4,
Qu’un sou, quand il est assuré,
Vaut mieux que cinq en espérance ; 25
Qu’il se faut contenter de sa condition * ;
Qu’aux conseils de la Mer et de l’Ambition
Nous devons fermer les oreilles.
Pour un qui s’en louera, dix mille s’en plaindront.
La Mer promet monts et merveilles ; 30
Fiez-vous-y : les vents et les voleurs 5 viendront.
Exercice complémentaire. — Donnez à cette fable la forme
d’un dialogue entre la Mer et le Berger.
2. Mettre son argent sur l’eau, c’est le prêter à des armateurs, à la
grosse aventure ; voir cette expression sous le mot Aventure *. —
3. Corydon ou Tircis, noms de bergers dans les idylles. La Fontaine
les prend pour l’aristocratie de la bergerie. Pierrot, au contraire, désigne
la roture, un valet de berger. — 4. Par l’expérience de ceux qui ont
couru ces risques. — 5. Les voleurs, sur mer, sont les corsaires.