Page 152 - Les fables de Lafontaine
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148         FABLES. — LIVRE TROISIÈME

           La feinte * est un pays plein de terres désertes * ;   5
           Tous les jours, nos auteurs 4 y font des découvertes.
           Je t’en veux dire un trait * assez bien inventé.
           Autrefois, à Racan, Malherbe 5 l’a conté.
           Ces deux rivaux d’Horace *, héritiers de sa lyre *,
           Disciples d’Apollon *, nos maîtres, pour mieux dire, 10
           Se rencontrant un jour, tout seuls et sans témoins,
           Comme ils se confiaient leurs pensers * et leurs soins *,
           Racan commence ainsi : « Dites-moi, je vous prie,
           Vous qui devez savoir les choses de la vie,
           Qui, par tous ses degrés avez déjà passé 6     15
           Et que rien ne doit fuir en cet âge avancé 7,
           A quoi me résoudrai-je? Il est temps que j’y pense.
           Vous connaissez mon bien *, mon talent, ma naissance *.
           Dois-je dans la province établir mon séjour,
          Prendre emploi dans l’armée, ou bien charge à la cour? 20
          Tout au monde est mêlé d'amertume et de charmes ;
          La guerre a ses douceurs, l’hymen * a ses alarmes *.
          Si je suivais mon goût, je saurais où buter 8 ;
          Mais j’ai les miens 9, la cour, le peuple * à contenter. »
          Malherbe, là-dessus : « Contenter tout le monde!... 25
          Écoutez ce récit avant que je réponde :

          J’ai lu, dans quelque endroit10 qu’un meunier et son fils,
          L’un vieillard, l’autre enfant, non pas des plus petits
          Mais garçon de quinze ans, si j’ai bonne mémoire,
          Allaient vendre leur âne, un certain * jour de foire. 30
          Afin qu’il fût plus frais * et de meilleur débit *,
          On lui lia les pieds, on vous11 le suspendit ;
          Puis, cet homme et son fils le portent comme un lustre.
          Pauvres gens ! idiots ! couple ignorant et rustre !

           4. Les auteurs de chez nous, contemporains. — 5. Malherbe (1555-
          1628), le « réformateur du Parnasse » ; Racan (1589-1670), son principal
          disciple, tous deux poètes lyriques. — 6. Avez déjà passé par tous les
          degrés de la vie, c’est-à-dire par tous les âges, jusqu’à la vieillesse. —
          7. Que rien ne doit fuir : à qui rien ne doit échapper. — 8. Buter : viser
          (un but). — 9. Les miens : ma famille. — 10. Chez le Pogge (dans
          ses Facéties), illustre conteur et humaniste italien de la Renaissance
          (1480-1559). — 11. Datif, éthique, 29, f.
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