Page 142 - Les fables de Lafontaine
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138 FABLES. — LIVRE DEUXIÈME
sur le menu fretin des voleurs. La Fontaine développe complai
samment la mésaventure du Corbeau, en expliquant en détail
les différents « états d’âme » du malencontreux voleur.
L’oiseau de Jupiter1 enlevant un mouton,
Un Corbeau, témoin de l’affaire *,
Et plus faible de reins, mais non pas moins glouton *,
En voulut sur l’heure autant faire.
Il tourne à l’entour * du troupeau, 5
Marque2, entre cent moutons, le plus gras, le plus beau,
Un vrai mouton de sacrifice 3 :
On l’avait réservé pour la bouche des dieux.
Gaillard * Corbeau disait, en le couvant des yeux :
— « Je ne sais qui fut ta nourrice, 10
Mais ton corps me paraît en merveilleux état.
Tu me serviras de pâture. »
Sur l’animal bêlant, à ces mots, il s’abat.
La moutonnière créature
Pesait plus qu’un fromage 4 ; outre que sa toison 15
Était d’une ■ épaisseur extrême
Et mêlée à peu près de la même façon
Que la barbe de Polyphème *.
Elle empêtra si bien les serres du Corbeau
Que le pauvre animal ne put faire * retraite. 20
Le berger vient, le prend, l’encage bien * et beau,
Le donne à ses enfants pour servir d’amusette.
Il faut se mesurer *, la conséquence * est nette.
Mal prend * aux volereaux 5 de faire les voleurs.
L’exemple est un, dangereux leurre *. 25
1. Périphrase noble, 24, d. L’aigle. — 2. Marque : remarque, choisit.
•—■ 3. On réservait les plus belles bêtes pour les sacrifices avec d’autant
plus de scrupule que la viande en était mangée ensuite par le proprié
taire et ses invités, ou même vendue au marché. « La bouche des dieux »
n’en avait que les abats qui, étant brûlés, étaient censés être montés
sous forme de fumée réjouir le nez des dieux. — 4. Allusion à la
fable 2 du livre I, le Corbeau et le Renard. — 5. Diminutifs de voleurs,
comme lapereau, de lapin. Peut-être néologisme de La Fontaine.