Page 139 - Les fables de Lafontaine
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LE LIÈVRE ET LES GRENOUILLES        I3S


           14.  — LE LIÈVRE ET LES GRENOUILLES
        Sources. — Ésope ; Aphthonius ; Gabrias ; Anonyme ; Cor-
      rozet ; Haudent ; Meslier.
        Intérêt. — Fable morale, type de la fable ornée, dont les deux
      derniers vers révèlent l’idée directrice. Littérairement, cette fable
      est un portrait en action, comme on aimait à les pousser en détail
      dans la littérature précieuse et classique (cf. les Caractères de La
      Bruyère, 1688) : le portrait du peureux, tracé av^c une ironie
      malicieuse qui n’exclut pas la sympathie, et un don merveilleux
      de vie et de pittoresque.
             Un Lièvre en son gîte songeait *,
      (Car que faire en un gîte, à moins que l’on ne songe ?)
      Dans un profond ennui * ce lièvre se plongeait :
      Cet animal est triste et- la crainte le ronge.
              — « Les gens de naturel peureux        5
             Sont, disait-il, bien malheureux ;
      Ils ne sauraient * manger morceau qui leur profite.
      Jamais un plaisir pur, toujours assauts1 divers :
      Voilà comme * je vis. Cette crainte maudite
      M’empêche de dormir, sinon les yeux ouverts2.   10
      — Corrigez-vous, dira quelque sage * cervelle.
             Et la peur se corrige-t-elle?
             Je crois même qu’en bonne foi *
             Les hommes ont peur comme moi. »
             Ainsi raisonnait notre Lièvre,          15
             Et, cependant, faisait le guet.
             Il était douteux *, inquiet,
      Un souffle, une ombre, un rien, tout 3 lui donnait la fièvre.
             Le mélancolique animal,
             En rêvant * à cette matière *,         20
      Entend un léger bruit : ce lui fut un signal
             Pour s’enfuir devers * sa tanière *.
      Il s’en alla * passer sur le bord d’un étang.
      Grenouilles aussitôt de sauter dans les ondes,
       1. Assauts : sursauts -de peur. — 2. Préjugé populaire ; en réalité,
      les lièvres dorment les yeux fermés. — 3. Exemple typique de gra-
      dation, 23, r.
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