Page 118 - Les fables de Lafontaine
P. 118
114 FABLES. — LIVRE PREMIER
Devant certaine * guêpe on traduisit la cause *. 5
Il était malaisé de décider la chose :
Les témoins déposaient qu’autour de ces rayons,
Des animaux ailés, bourdonnant, un. peu longs,
De couleur fort tannée, et tels que des abeilles, ■
Avaient longtemps paru. Mais quoi! dans les frelons, 10
Ces enseignes * étaient pareilles.
La guêpe, ne sachant que dire à ces raisons *,
Fit enquête nouvelle, et, pour plus de lumière,
Entendit une fourmilière.
Le point n’en put être éclairci. 15
— « De grâce, à quoi bon tout ceci ?
Dit une abeille fort prudente,
Depuis tantôt six mois que la cause * est pendante,
Nous voici comme aux premiers jours.
Pendant cela, le miel se gâte. 20
Il est temps désormais que le juge se hâte ;
N’a-t-il point assez léché * l’ours?
Sans tant de contredits 1 et d’interlocutoires
Et de fatras et de grimoires,
Travaillons, les frelons et nous : 25
On verra qui sait faire, avec un suc1 si doux,
2
Des cellules si bien bâties. »
Le refus des frelons fit voir
Que cet art ^passait * leur savoir,
Et la guêpe adjugea le miel à leurs parties *. 30
Plût à Dieu qu’on jugeât ainsi tous les procès !
Que, des Turcs3, en cela, l’on suivît la méthode!
Le simple sens commun nous tiendrait lieu de code ;
Il ne faudrait point tant de frais.
Au lieu qu’on nous mange, on nous gruge *, 35
On nous mine par des longueurs ;
1. Contredits : pièces qui réfutent les allégations de la partie adverse.
Interlocutoires : jugements préalables sur des points particuliers. —
2. Ce suc est le miel ; les cellules sont en cire. — 3. Le cadi, juge
turc, jugeait souverainement, en dernier ressort, après une simple
audition des parties en présence.