Page 112 - Les fables de Lafontaine
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108          FABLES. — LIVRE PREMIER

               Ce sujet a été traité d’une autre façon par Ésope, comme la fable
              suivante le fera voir. Je composai celle-ci pour une raison qui me
              contraignait de rendre la chose ainsi générale. Mais quelqu’un me
             fit connaître que j’eusse beaucoup mieux fait de suivre mon original
              et que je laissais passer un des beaux traits1 qui fût dans Ésope. Cela
              m’obligea d’y avoir recours. Nous ne saurions aller plus avant que les
             • Anciens : ils ne nous ont laissé pour notre part que la gloire de les
              bien suivre. Je joins toutefois ma fable 2 à celle d’Ésope 8, non que la
              mienne le mérite, mais à cause du mot de Mécénas que j’y fais entrer,
              et qui est si beau et si à propos que je n’ai pas cru le devoir omettre.
              (Note de La Fontaine.)
              Un pauvre Bûcheron tout couvert de ramée *,
              Sous le faix * du fagot aussi bien que des ans
              Gémissant et courbé 4, marchait à pas pesants
              Et tâchait de gagner sa chaumine enfumée.
              Enfin, n’en pouvant plus d’effort et de douleur,   5
              Il met bas son fagot, il songe * à son malheur :
              Quel plaisir 5 a-t-il eu, depuis qu’il est au monde ?
              En est-il un plus pauvre en la machine * ronde?
             Point de pain quelquefois, et jamais de repos.
              Sa femme, ses enfants, les soldats 8, les impôts,   10
                     Les créanciers et la corvée *
              Lui font, d’un malheureux, la peinture * achevée.
              Il appelle la Mort. Elle vient sans tarder,
                     Lui demande ce qu’il faut faire.
                     —<- « C’est, dit-il, afin de m’aider   15
             A recharger ce bois ; tu ne tarderas guère. »
                     Le trépas vient tout guérir.
                     Mais ne bougeons 7 d’où nous sommes.
                     Plutôt souffrir que mourir,
                     C’est la devise des hommes.            20
               Exercice complémentaire. — En vous fondant sur les deux
             fables précédentes, montrez quels sont les caractères propres du style
             abstrait et du style concret, et comment ils s’opposent.
               1. Ce beau trait est le mot final du Bûcheron : c’est pour m’aider à
             recharger ce bois'. — 2. Ma fable, la fable 15. -— 3. Celle d’Esope:
             la fable 16.— 4. Enjambement, 27, b. -— 5. Discours indirect, 29, 2. —
             6. Les soldats cantonnaient, et cantonnent encore assez souvent, chez les
             habitants dont ils ne respectent pas toujours les biens. — 7. Négation, 29, k.
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