Page 111 - Les fables de Lafontaine
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LE MORT ET LE MALHEUREUX 107
« Otez-moi la main, ôtez-moi le pied, la jambe, mettez-moi
une bosse sur le dos, faites-moi sauter les dents : tant que la vie
me reste, cela va bien. »
Intérêt. — Comme l’indique la note de La Fontaine, ces deux
fables sont les pièces d’une petite joute littéraire entre Boileau
et La Fontaine. Celui-ci ayant fait « la Mort et le Malheureux »,
fut critiqué par Boileau, qui refit la fable à sa manière :
LE BUCHERON ET LA MORT
Le dos chargé de bois et le corps tout en eau,
Un pauvre Bûcheron, dans l’extrême vieillesse,
Marchait en haletant de peine et de détresse.
Enfin, las de souffrir, jetant là son fardeau,
Plutôt que de s’en voir accablé de nouveau,
Il souhaite la Mort, et cent fois il l’appelle.
La Mort vint à la fin. « Que veux-tu ? cria-t-elle.
— Qui ? moi ? dit-il alors, prompt à se corriger,
Que tu m’aides à me charger. »
La Fontaine, de son côté, composa « la Mort et le Bûcheron ».
Le prix, dans ce petit duel, revient évidemment au fabuliste.
La fable 16 est, en effet, une pure merveille de réalisme pitto
resque, de naturel, d’émotion, d’habileté dans la composition.
On remarquera que la fable 15 est, au contraire, en style noble
et abstrait.
Un Malheureux appelait tous les jours
La Mort à son secours.
— « O Mort, lui disait-il, que tu me semblés belle !
Viens vite, viens finir ma fortune * cruelle ! »
La Mort crut, en venant, l’obliger en effet *. 5
Elle frappe à sa porte, elle entre, elle se montre.
— « Que vois-je ! cria-t-il, ôtez-moi cet objet * !
Qu’il est hideux ! que sa rencontre *
Me cause d’horreur et d’effroi !
N’approche pas, ô Mort ; ô Mort, retire-toi ! » 10
Mécénas * fut tin galant * homme ;
Il a dit quelque part : Qu’on me rende impotent,
Cul-de-jatte, goutteux, manchot, pourvu qu’en somme
Je vive, c’est assez, je suis plus que content.
Ne viens jamais, ô Mort, on t’en dit tout autant. 15