Page 87 - Les fables de Lafontaine
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PRÉFACE                   83
         monde1. Ainsi, ces fables sont un tableau où chacun de nous se
         trouve dépeint. Ce qu’elles nous représentent confirme les per­
         sonnes d’âge avancé dans les connaissances que l’usage leur a
         données, et apprend aux enfants ce qu’il faut qu’ils sachent.
         Comme ces derniers sont nouveau-venus dans le monde, ils n’en
         connaissent pas encore les habitants, ils ne se connaissent pas
         eux-mêmes. On ne les doit laisser dans cette ignorance que le
         moins qu’on peut ; il leur faut apprendre ce que c’est qu’un lion,
         un renard, ainsi du reste, et pourquoi l’on compare quelquefois
         un homme à ce renard ou à ce lion. C’est à quoi les fables tra­
         vaillent ; les premières notions de ces choses proviennent d’elles.
            Composition      J’ai déjà passé la longueur ordinaire
             des fables.   des préfaces ; cependant je n’ai pas encore
                           rendu raison de la conduite de mon
         ouvrage. L’apologue est composé de deux parties, dont on peut
         appeler l’une le corps, l’autre l’âme. Le corps est la fable, l’âme
         la moralité. Aristote n’admet dans la fable que les animaux ; il
         en exclut les hommes et les plantes. Cette règle est moins de
         nécessité que de bienséance, puisque ni Esope, ni Phèdre, ni aucun
         des fabulistes ne l’a gardée ; tout au contraire de la moralité dont
         aucun ne se dispense. Que s’il m’est arrivé de le faire, ce n’a été
         que dans les endroits où elle n’a pu entrer avec grâce et où il
         est aisé au lecteur de la suppléer. On ne considère en France
         que ce qui plaît ; c’est la grande règle, et, pour ainsi dire, la seule.
          Je n’ai donc pas cru que ce fût un crime de passer par-dessus
         les anciennes coutumes, lorsque je ne pouvais les mettre en usage
         sans leur faire tort. Du temps d’Esope, la fable était contée sim­
         plement, la moralité séparée, et toujours ensuite. Phèdre est venu
          qui ne s’est pas assujetti à cet ordre : il embellit la narration et
         transporte la moralité de la fin au commencement. Quand il
          serait nécessaire de lui trouver place, je ne manque à ce précepte
          que pour en observer un qui n’est pas moins important ; c’est
          Horace qui nous le donne ; cet auteur ne veut pas qu’un écri­
          vain s’opiniâtre contre l’incapacité de son esprit ni contre celle
          de sa matière ; jamais, à ce qu’il prétend, un homme qui veut
          réussir n’en vient jusque-là ; il abandonne les choses dont il voit
          bien qu’il ne saurait rien faire de bon :
                               Et quae
                   Desperat tractata nitescere posse, relinquit a.
           1. Le petit monde ou microcosme est l’homme, par opposition au grand
          monde ou macrocosme, qui est l’univers. — 2. Art poétique, v. 150 : « et les
          sujets qu’il désespère de traiter de manière brillante, il les abandonne ».
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