Page 85 - Les fables de Lafontaine
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PRÉFACE 81
au-dessus de ma portée. Comme il m’était impossible de l’imiter
en cela, j’ai cru qu’il fallait en récompense égayer • l’ouvrage
plus qu’il n’a fait. Non que je le blâme d’en être demeuré dans
ces termes : la langue latine n’en demandait pas davantage ; et
si l’on y veut prendre garde, on reconnaîtra dans cet auteur le
vrai caractère et le vrai génie de Térence. La simplicité est magni
fique chez ces grands hommes ; moi, qui n’ai pas les perfections
du langage comme il les ont eues, je ne la puis élever à un si haut
point. Il a donc fallu se récompenser d’ailleurs : c’est ce que j’ai
fait avec d’autant plus de hardiesse que Quintilien dit qu’on ne
saurait trop égayer * les narrations1. Il ne s’agit pas ici d’en
apporter une raison, c’est assez que Quintilien l’ait dit. J’ai pour
tant considéré que ces fables étant sues de tout le monde, je ne
ferais rien si je ne les rendais nouvelles par quelques traits * qui
en relevassent le goût. C’est ce qu’on demande aujourd’hui ; on
veut de la nouveauté et de la gaieté ; je n’appelle pas gaieté ce
qui excite le rire, mais un certain charme, un air agréable, qu’on
peut donner à toutes sortes de sujets, même les plus sérieux.
Utilité de la fable Mais ce n’est pas tant par la forme
en général. que j’ai donnée à cet ouvrage qu’on en
doit mesurer le prix, que par son utilité
et par sa matière. Car qu’y a-t-il de recommandable dans les pro
ductions de l’esprit qui ne se rencontre dans l’apologue * ? c’est
quelque chose de si divin que plusieurs personnages de l’Anti-
quité ont attribué la plus grande partie de ces fables à Socrate,
choisissant pour leur servir de père celui des mortels qui avait
le plus de communication avec les dieux. Je ne sais comme ils
n’ont point fait descendre du ciel ces mêmes fables et comme
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ils ne leur ont point assigné un dieu1 qui en eût la direction,
ainsi qu’à la poésie et à l’éloquence. Ce que je dis n’est pas tout
à fait sans fondement, puisque, s’il m’est permis de mêler ce que
nous avons de plus sacré parmi les erreurs du paganisme, nous
voyons que la Vérité a parlé aux hommes par paraboles ; et la
parabole est-elle autre chose que l’apologue, c’est-à-dire un
exemple fabuleux, et qui s’insinue avec d’autant plus de facilité
et d’effet qu’il est plus commun et familier ? Qui ne nous pro
poserait à imiter que les maîtres de la sagesse nous fournirait un
sujet d’excuse 3 ; il n’y en a point quand des abeilles et des four
mis sont capables de cela même qu’on npus demande.
1. C’est dans V Institution Oratoire, II, IV, que l’on trouve ce conseil. —•
2. Comprenez, bien entendu, une Muse. — 3. Parce que ces « maîtres de
la sagesse » sont des modèles inaccessibles pour notre médiocrité.