Page 83 - Les fables de Lafontaine
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PRÉFACE


            Pourquoi       L’indulgence que l’on a eue pour
          La Fontaine     quelques-unes de mes fables 1 me donne
        publie ses fables.  lieu d’espérer la même grâce pour ce
                          recueil. Ce n’est pas qu’un des maîtres
        de notre éloquence 2 n’ait désapprouvé le dessein de les mettre
        en vers : il a cru que leur principal ornement est de n’en avoir
        aucun, que d’ailleurs la contrainte de la poésie jointe à la sévé­
        rité de notre langue m’embarrasserait en beaucoup d’endroits
        et bannirait de la plupart de ces récits la brièveté, qu’on peut
        fort bien appeler l’âme du conte, puisque sans elle il faut néces­
        sairement qu’il languisse. Cette opinion ne saurait partir que
        d’un homme d’excellent goût ; je demanderais seulement qu’il
        en relâchât quelque peu et qu’il crût que les grâces • lacédémo-
        niennes ne sont pas tellement ennemies des Muses • françaises
        que l’on ne puisse souvent les faire marcher de compagnie.
            Exemple        Après tout, je n’ai entrepris la chose
           de Socrate.   que sur l’exemple, je ne veux pas dire
                          des Anciens, qui ne tire poinj à consé­
        quence pour moi, mais sur celui des Modernes. C’est de tout
       temps et chez tous les peuples qui font profession de poésie que
        le Parnasse a jugé ceci de son apanage. A peine les fables qu’on
        attribue à Esope virent le jour, que Socrate trouva à propos de
        les habiller des livrées des Muses *. Ce que Platon en rapporte
        est si agréable que je ne puis m’empêcher d’en faire un des orne­
        ments de cette Préface. Il dit que, Socrate étant condamné au
        dernier supplice, l’on remit l’exécution de l’arrêt à cause de cer­
       taines fêtes. Cébès l’alla voir le jour de sa mort. Socrate lui dit
        que les dieux l’avaient averti plusieurs fois pendant son sommeil
        qu’il devait s’appliquer à la Musique avant qu’il mourût. Il n’avait
       pas entendu * d’abord ce que ce songe signifiait ; car, comme
       la Musique ne rend pas l’homme meilleur, à quoi bon s’y atta­
       cher ? il fallait qu’il y eût du mystère * là-dessous, d’autant plus
       que les dieux ne se lassaient point de lui envoyer la même inspi-
         1. Ces fables avaient circulé oralement et en manuscrit dans les salons.
       — 2. Patru, avocat célèbre, autorité en matière de goût, ami de Boileau.
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