Page 84 - Les fables de Lafontaine
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8o         LES FABLES DE LA FONTAINE
         ration. Elle lui était encore venue une de ces fêtes. Si bien qu’en
         songeant aux choses que le Ciel pouvait exiger de lui, il s’était
         avisé que la Musique et la Poésie ont tant de rapport que, pos­
         sible *, était-ce de la dernière qu’il s’agissait. Il n’y a point de
         bonne poésie sans harmonie ; mais il n’y en a point non plus
         sans fiction *, et Socrate ne savait que dire la vérité. Enfin, il avait
         trouvé un tempérament •, c’était de choisir des fables qui contins­
         sent quelque chose de véritable, telles que sont celles d’Esope.
         Il employa donc à les mettre en vers les derniers moments de sa vie.
              Exemple        Socrate n’est pas le seul qui ait consi­
          de Phèdre et des   déré comme sœurs la poésie et nos fables ;
          autres fabulistes.  Phèdre a témoigné qu’il était de ce sen­
                           timent, et, par l’excellence de son ouvrage,
         nous pouvons juger de celui du prince des philosophes1. Après
         Phèdre, Aviénus 2 a traité le même sujet. Enfin les Modernes les
         ont suivis. Nous en avons des exemples non seulement chez les
         étrangers, mais chez nous. Il est vrai que, lorsque nos gens y ont
         travaillé, la langue était si différente de ce qu’elle est qu’on ne
         les doit considérer que comme étrangers. Cela ne m’a point
         détourné de mon entreprise ; au contraire, je me suis flatté de
         l’espérance que, si je ne courais dans cette carrière avec succès,
         on me donnerait au moins la gloire de l’avoir ouverte.
            La Fontaine      Il arrivera, possible *, que mon tra­
           ouvre une voie.  vail fera naître à d’autres personnes l’en­
                           vie de porter la chose plus loin. Tant
         s’en faut que cette matière soit épuisée qu’il reste encore plus de
         fables à mettre en vers que je n’en ai mis. J’ai choisi véritablement
         les meilleures, c’est-à-dire celles qui m’ont semblé telles. Mais,
         outre que je puis m’être trompé dans mon choix, il ne sera pas
         difficile de donner un autre tour à celles-là même que j’ai choi­
         sies ; et si ce tour est moins long, il sera sans doute plus approuvé.
         Quoi qu’il en arrive, on m’aura toujours obligation, soit que ma
         témérité ait été heureuse et que je ne me sois point trop écarté
         du chemin qu’il fallait tenir, soit que j’aie seulement excité les
         autres à mieux faire.
           La fable ornée.   Je pense avoir justifié suffisamment
                           mon dessein ; quant à l’exécution, le
         public en sera juge. On ne trouvera pas ici l’élégance ni l’extrême
         brièveté qui rendent Phèdre recommandable ; ce sont qualités
          1. Socrate. —- 2. Avianus, fabuliste, auteur de 42 fables, une dés
         sources de La Fontaine. Il vivait du n“ au IVe siècle ap. J.-C.
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