Page 456 - Les fables de Lafontaine
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452 FABLES. — LIVRE DOUZIÈME
Le Prince Grec au Loup va proposer l’affaire,
Il lui dit, au hasard * d’un semblable refus :
« Camarade, je suis confus
Qu’une aimable et belle bergère 80
Conte aux échos * les appétits gloutons *
Qui t’ont fait manger ses moutons.
Autrefois, on t’eût vu sauver la bergerie,
Tu menais une honnête * vie.
Quitte ces bois, et redevien 9 85
Au lieu de Loup, homme de bien.
— En est-il ? dit le Loup. Pour moi, je n’en vois guère.
Tu t’en viens me traiter de bête carnassière :
Toi, qui parles, qu’es-tu? n’auriez-vous pas, sans moi,
Mangé ces animaux que plaint * tout le village ? 90
Si j’étais homme, par ta foi *,
Aimerais-je moins le carnage ?
Pour un mot, quelquefois, vous vous étranglez tous!
Ne vous êtes-vous pas, l’un à l’autre, des loups10 ?
Tout bien considéré, je te soutiens, en somme, 95
Que, scélérat pour scélérat,
Il vaut mieux être un loup qu’un homme.
Je ne veux point changer d’état *. »
Ulysse fit à tous une même semonce * ;
Chacun d’eux fit * même réponse, 100
Autant le grand que le petit.
La liberté, les bois, suivre leur appétit *,
C’était leurs délices suprêmes.
Tous renonçaient au lôs * des belles actions ;
Ils croyaient s’affranchir, suivant leurs passions : 105
Ils étaient esclaves d’eux-mêmes.
Prince, j’aurais voulu vous choisir un sujet
Où je pusse mêler le plaisant à l’utile11 ;
C’était sans doute un beau projet,
Si ce choix eût été facile. 110
9. Redevien, orthographe archaïque, pour redeviens; cet archaïsme
est une licence poétique, 27, i. — 10. Allusion au dicton latin : homo
homini lupus, l’homme est un loup pour l’homme. — 11. Allusion au
célèbre précepte d’Horace : Miscere utile dulci, mêler l’utile au plaisant.