Page 259 - Les fables de Lafontaine
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Molière). Comme toute comédie de caractère encore, elle comporte
surtout un portrait en action, le portrait du personnage qui donne
son nom à la comédie. Elle est à rapprocher du portrait de Carro
Carri, de La Bruyère. Ce Carro Carri (Caractères, ch. XIV)
porte le nom à peine déguisé du guérisseur Caretti, fort en vogue
à l’époque. Les comparaisons entre le texte de La Bruyère et
celui de La Fontaine feront ressortir l’ironie souriante, le
réalisme comique du fabuliste, par opposition avec la véhémence
oratoire et âpre du moraliste.
On notera la discordance entre le prologue de la fable, qui
inclut une condamnation des charlatans en général, et la morale
finale, grossement épicurienne, qui donne raison au Passe-Cicéron.
Le monde n’a jamais manqué de charlatans.
Cette science *, de tout temps,
Fut, en professeurs, très fertile.
Tantôt, l’un, en * théâtre *, affronte l’Achéron *,
Et l’autre affiche * par la ville 5
Qu’il est un passe *-Cicéron.
Un des1 derniers se vantait d’être
En éloquence si grand maître *
Qu’il rendrait disert un badaud *,
Un manant *, un rustre, un lourdaud : 10
— « Oui, Messieurs, un lourdaud, un animal, un âne!
Que l’on m’amène un âne, un âne renforcé :
Je le pendrai maître * passé
Et veux * qu’il porte la soutane *. »
Le Prince * sut la chose ; il manda le rhéteur *. 15
— « J’ai, dit-il, dans mon écurie,
Un fort beau roussin * d’Arcadie ;
J’en voudrais faire un orateur.
— Sire, vous pouvez tout », reprit d’abord * notre homme.
On lui donna certaine somme. 20
Il devait, au bout de dix ans,
Mettre son âne sur les bancs * ;
1. Des — de ces. Ces derniers sont les charlatans qui prétendent
enseigner l’art de parler, autrement dit, les faux savants ; les premiers
sont les faux médecins. Il suffit de jeter un coup d’œil sur les réclames
des journaux pour se rendre compte que nous sommes toujours logés
aux mêmes enseignes.
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