Page 263 - Les fables de Lafontaine
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LA JEUNE VEUVE 259
La perte d’un époux ne va * point sans soupirs.
On * fait beaucoup de bruit, et puis on se console.
Sur les ailes du Temps * la tristesse s’envole ;
Le Temps ramène les plaisirs1.
Entre la veuve d’une année 5
Et la veuve d’une journée,
La différence est grande ; on ne croirait jamais
Que ce fût la même personne.
L’une fait fuir les gens, et l’autre a mille attraits.
Aux soupirs, vrais ou faux, celle-là s’abandonne ; 10
C’est toujours même “note * et pareil entretien * ;
On * dit qu’on est inconsolable.
On le dit, mais il n’en est rien
Comme on verra par cette fable,
Ou, plutôt, par la vérité. 15
L’époux d’une jeune beauté
Partait pour l’autre monde2. A ses côtés, sa femme
Lui criait : « Attends-moi! je te suis, et mon âme
Aussi bien que la tienne est prête à s’envoler. »
Le mari fait seul le voyage 3. 20
La Belle * avait un père, homme prudent et sage * ;
Il laissa le torrent couler.
A la fin, pour la consoler :
— « Ma fille, lui dit-il, c’est trop verser de larmes.
Qu’a besoin le défunt que vous noyiez 4 vos charmes ? 25
Puisqu’il est * des vivants, ne songez plus aux morts.
Je ne dis pas que, tout à l’heure *,
Une condition, * meilleure
Change en des noces ces transports * ;
Mais, après certain.temps, souffrez qu’on vous propose 30
Un époux, beau, biçji fait, jeune, et tout autre chose
Que le défunt. — Ah! dit-elle aussitôt,
Un cloître est l’époux qu’il me faut! »
Le père lui laissa digérer * sa disgrâce *.
Un mois de la sorte se passe. 35
1. Temps, plaisirs. Allégories, 23, b. — 2. C’est-à-dire, mourait.
Périphrase, 24, d. — 3. C’est-à-dire, meurt. Périphrase, 24, d. —-
4. Noyiez (dans les larmes).