Page 249 - Les fables de Lafontaine
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LA LIÈVRE ET LA TORTUE            245

        Rien ne sert de courir, il faut partir à point.
        Le Lièvre et la Tortue en sont un témoignage.
        « Gageons, dit celle-ci, que vous n’atteindrez point
        Sitôt * que moi ce but. — Sitôt ? êtes-vous sage * ?
               Repartit l’animal léger *.               5
               Ma commère *, il vous faut purger1
               Avec quatre grains * d’ellébore2.
               — Sage ou non, je parie encore. »
               Ainsi fut fait ; et de tous deux
                On mit près du but les enjeux.         10
               Savoir quoi, ce n’est pas l’affaire
               Ni de quel juge l’on convint3.
        Notre Lièvre n’avait que quatre pas à faire,
        J’entends de ceux qu’il fait, lorsque, près d’être atteint,
        Il s’éloigne des chiens, les renvoie aux calendes 4   15
               Et leur fait arpenter les landes *.
        Ayant, dis-je, du temps de reste pour brouter,
               Pour dormir et pour écouter
            D’où vient le vent 6, il laisse la Tortue
               Aller son train * de Sénateur.          20
               Elle part, elle s’évertue,
                Elle se hâte avec lenteur 8.
        Lui, cependant, méprise une telle victoire,
               Tient la gageure à peu de gloire *,
                Croit qu’il y va de son honneur        25
            De partir tard. Il broute, il se repose,
               Il s’amuse * à tout autre chose
            Qu’à la gageure. A la fin, quand il vit
        Que l’autre touchait presque au bout de la carrière *,


          1. Complément de l’infinitif, 29, d. — 2. L’ellébore, dans la médecine
        ancienne, servait à guérir la folie. Le lièvre dit donc: Vous avez besoin
        de purger (votre folie) avec une petite dose d’ellébore. — 3. Rejet
        d’un détail inutile, 26, c. — 4. Calendes, 1" jour du mois chez les
        Romains; Renvoyer aux calendes (grecques), c’est remettre une rencontre
        pour un temps qui ne se produira jamais, le calendrier grec n’ayant
        pas de calendes. — 5. Écouter d'où vient le vent, c’est, ici, s’occuper
        de riens tout à fait étrangers à la course, pour montrer son détachement
        supérieur. — 6. Alliance de mots, 23, c.
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