Page 105 - Les fables de Lafontaine
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L’HOMME ET SON IMAGE IOI
Pour M. L. D. D. L. R.1
Un homme, qui s’aimait sans avoir de rivaux1,
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Passait dans son esprit pour le plus beau du monde.
Il accusait toujours les miroirs d’être faux,
Vivant plus que content dans son erreur profonde.
Afin de le guérir, le sort * officieux * 5
Présentait partoüt à ses yeux
Les conseillers muets dont se servent nos dames 3 :
Miroirs * dans les logis, miroirs chez les marchands,
Miroirs aux poches des galands *,
Miroirs aux ceintures des femmes. 10
Que fait notre Narcisse * ? il se 4 va confiner
Aux * lieux les plus cachés qu’il peut s’imaginer,
N’osant plus des miroirs éprouver l’aventure *. .
Mais un canal formé par une source pure 5 *
Se trouve en ces lieux écartés ; 15
Il s’y voit ; il se fâche ; et ses yeux irrités
Pensent apercevoir une chimère * vaine.
Il fait tout ce qu’il peut pour éviter cette eau.
Mais quoi ! le canal est si beau
Qu’il ne le quitte qu’avec peine. 20
On voit bien où je veux venir.
Je parle à tous ; et cette erreur extrême 8
Est un mal que chacun se plaît d’entretenir.
Notre âme, c’est cet homme amoureux de lui-même ;
Tant de miroirs, ce sont les sottises d’autrui, 25
Miroirs, de nos défauts les peintres légitimes 7.
Et quant au canal, c’est celui
Que chacun sait : le livre des Maximes.
Exercice complémentaire. — Récrivez cette fable dans le style
simple, sans périphrases ni termes^nobles.
1. Ces initiales signifient : Monsieur le duc de La Rochefoucauld. —
2. S'aimer sans avoir de rivaux, expression latine signifiant : être
seul à s’aimer, parce qu’on n’est pas aimable. — 3. Ces conseillers sont
les miroirs. Périphrase, 24, d. — 4. Complément de l’infinitif, 29, d.
— 5. Ce canal est un ruisseau. Périphrase, 24, d. — 6. Cette erreur
extrême est l’illusion qui consiste à se croire toutes les qualités. —
7. Les sottises d’autrui nous peignent nos propres défauts, et nous
devpns légitimement les croire.