Page 100 - Les fables de Lafontaine
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g6           FABLES. — LIVRE PREMIER

                 Et, devant • qu’ils fussent éclos x,    5

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                 Les annonçait aux matelots1.
          Il arriva qu’au temps que * la chanvre * se sème
         Elle vit un manant * en couvrir * maints sillons.
         —  « Ceci ne me plaît pas, dit-elle aux oisillons 3.
          Je vous plains ; car, pour moi, dans ce péril extrême, 10
          Je saurai * m’éloigner, ou vivre en quelque coin.
         Voyez-vous cette main4 qui par les airs chemine ?
                 Un jour viendra, qui n’est pas loin,
         Que * ce qu’elle répand sera votre ruine *.
         De là * naîtront engins à * vous envelopper *,   15
                 Et lacets * pour vous attraper,
                 Enfin mainte et mainte machine *
                 Qui causera, dans la saison *,
                 Votre mort ou votre prison *.
                 Gare la cage ou le chaudron !          20
                 C’est pourquoi, leur dit l’Hirondelle,
                 Mangez ce grain, et croyez-moi ! »
                 Les oiseaux se moquèrent d’elle,
                 Ils trouvaient aux champs * trop de quoi *.
                 Quand la chènevière * fut verte,       25
         L’Hirondelle leur dit : « Arrachez brin à brin
                 Ce qu’a produit ce maudit grain,
                 Ou soyez sûrs de votre perte.
         —  Prophète de malheur ! babillarde ! dit-on,
                 Le bel emploi * que tu nous donnes !  ,   30
                 Il nous faudrait mille personnes
                 Pour éplucher tout ce canton *. »
                 La chanvre étant tout à fait crue 5,
         L’Hirondelle ajouta : « Ceci ne va pas bien.
                 Mauvaise graine est tôt venue.         35
         Mais puisque, jusqu’ici, l’on * ne m’a crue en rien,

           1. Eclos, métaphore du langage des oiseaux, si l’on ose dire, mais
          insolite, appliquée aux tempêtes. —■ 2. Les matelots sont intéressés
          plus que tout autre à prévoir les tempêtes. -— 3. Ces oisillons, indé­
          terminés, représentent la jeunesse turbulente et imprudente. Ils parlent
          et agissent en chœur, comme dans une pièce antique dont l’Hiron­
          delle serait le protagoniste. —- 4. La main du manant qui sème. —
          5. De croître.
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