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                Je guidais alors deux sportifs canadiens dans    dain, devant nous, un craquement se fait enten­
             la forêt d’Aberdare, au Kenya. Deux coureurs,       dre. Le solitaire broute un bosquet de bambous,
             envoyés par le chef du village où l’éléphant avait   à quelques mètres de nous.
             tué, nous rejoignirent pour me demander de les        Une fois dans les bambous, nous pouvons nous
             aider à supprimer cette brute. C’était un « soli­   relever et marcher prudemment en direction des
             taire » qui avait détruit des plantations et terro­  craquements. Le vent est irrégulier, il souffle tan­
             risait le district depuis plusieurs mois. Mes deux   tôt dans une direction, tantôt dans une autre.
             clients furent d’accord pour que je parte immédia­  Comment être sûrs que l’on reste sous le vçnt de
              tement avec les coureurs. J’emmenai avec moi       l’éléphant ? Je sais que nous sommes tout près de
              mon porteur de fusil, un indigène nommé Saseeta.   lui, mais je ne distingue pas grand-chose entre
                Quand nous parvenons au village, Ngiri, le       les hautes tiges de bambous qui nous entourent de
              chef, me déclare que les indigènes ont peur de     toutes parts.
              s’aventurer dans les shambas (c’est le nom qu’ils    Saseeta s’arrête et fait un geste vers la gauche.
              donnent à leurs champs de maïs) et que plusieurs   Je ne vois toujours rien, mais je lève mon fusil
              d’entre eux ne veulent même plus sortir de leurs   et retiens mon souffle, prêt à tirer. Pendant quel­
              cases. Le solitaire va de village en village, sacca­  ques secondes, le silence est absolu. Puis nous
              geant au passage les champs de maïs et, si on ne le   entendons les bambous craquer et se balancer,
              tue pas, les villageois seront vraiment dans une   l’éléphant s’est retourné pour s’enfuir à toute
              grande détresse.                                   vitesse dans le fourré. Nous nous regardons, très
                Ngiri me conseille de ne pas partir tout de      déçus. La brise a apporté notre odeur au solitaire.
              suite car le solitaire va certainement saccager un   Bien qu’il soit cinq heures du soir et que le
              autre village dans la nuit et nous n’aurons plus   soleil commence à décliner, nous suivons les
              qu’à suivre ses traces fraîches, ce qui nous fera   traces pendant une heure encore et entendons de
              gagner du temps. Il a raison. Juste avant le cré­  nouveau le pachyderme bouger parmi les bam­
              puscule, un coureur vient nous dire que l’animal   bous. J’aperçois tout à coup devant nous une
              a ravagé la précieuse récolte de maïs d’un village   silhouette floue. Je m’arrête pile et lève lentement
              situé à quelque 8 kilomètres de là.
                Nous relevons, Saseeta et moi,
              les traces du pachyderme dans ce
              village. Elles nous entraînent dans
              le plus profond de la forêt d’Aber­
              dare. Nous franchissons à grand-
              peine une zone de bambous serrés.
              Les singes bondissent dans les
              arbres au-dessus de nos têtes, et
              nous parvenons à une clairière où
              les indigènes ont coupé les arbres.
              Je suis déçu de voir que le solitaire
              a fui l’odeur détestée de l’homme :
              brisant les bambous sur son pas­
              sage, il a foncé à travers les
              fourrés. Cet animal qui ne redoute
              pas l'odeur de l’homme, la nuit
              dans les shambas, est souvent
              frappé de panique s’il la trouve
              dans la jungle.
                Les traces nous font escalader
              une pente très raide et nous arri­
              vons sur une crête élevée où il
              faut ramper sur les mains et sur
              les genoux dans un enchevêtre­
              ment de bruyère et d’orties. Sou­
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