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              aller n'importe où, semblait-il, sùr que mes ser­    Aussitôt les Masaï l'attaquèrent, poussant leurs
              vices seraient les bienvenus.                      cris sauvages et volant à sa suite parmi les hautes
                J’ai dû pourtant en rabattre un jour au cours    herbes jaunes. Alourdi par son plantureux repas,
              d'un séjour dans une petite collectivité Masaï,    le fauve n’alla pas loin. Il s’arrêta et se retourna
             non loin du lac Magadi. La nuit précédente, un      pour faire face. Les hommes s’égaillèrent pour
             lion avait franchi la borna, clôture d’épines haute   l’encercler.
             de quatre mètres qui entourait le village, pris une   Il les laissa approcher jusqu’à une quarantaine
             vache et sauté de nouveau par-dessus la clôture,    de mètres. Je vis clairement qu’il se préparait à
             la vache dans sa gueule. Je sais que cela paraît    charger. Il tenait la tête baissée, juste au-dessus
             incroyable, la vache pesant probablement deux fois   de ses pattes de devant largement écartées, et
             plus que lui. Mais un lion accomplit pareil exploit   l’arrière-train légèrement cambré de façon à pou­
              aussi facilement qu’un renard emporte un poulet.   voir lancer ses pattes de derrière très en avant et
              Il se glisse en partie sous le cadavre dont il fait   faire le saut maximum dès son départ. Il se mit
             passer le poids sur son dos, sans lâcher la gorge   à enfoncer ses griffes dans le sol, à peu près
             de la vache qu’il tient dans sa gueule.             comme un coureur enfonce les pointes de ses
                J’étais prêt à partir sur la trace du fauve, le   chaussures pour être sûr de ne pas glisser à sa
             lendemain matin, mais les moran de cette collec­    première foulée.
             tivité me déclarèrent qu’ils n’avaient pas besoin     J’observais le mouvement de sa queue. Juste
              de moi. Ils entendaient liquider ce lion eux-      avant de charger, le lion agite toujours trois fois
             mêmes. A l’époque, j’avais peine à croire que des   la touffe de poils qui termine sa queue. A la troi­
             hommes armés de lances pussent arriver à tuer       sième saccade, il fonce sur vous comme un bolide.
             un lion. Je demandai la permission de les accom­      Les indigènes savaient aussi bien que moi que
             pagner et d’emporter mon fusil. On accéda poli­    l’animal se préparait à attaquer. D’un seul mou­
             ment à mon désir... et je ne doutai pas un instant   vement, tous les bras armés de lances s’incli­
             que c’était à moi que reviendrait le soin de tuer   nèrent en arrière pour le lancement. Les hommes
             tous les lions que nous pourrions rencontrer.      étaient dans un tel état de tension nerveuse que
                Nous partîmes au point du jour. Je suivais les   les muscles de leurs épaules frémissaient légère­
             guerriers armés de lances. Ils étaient dix, des    ment, ce qui faisait jouer le soleil sur les fers de
             hommes superbes, minces mais bien musclés.         lances.
             Aucun ne mesurait moins de un mètre quatre-           Soudain, le bout de la queue du lion se mit à
             vingts. Pour avoir la liberté de ses mouvements,   s’agiter. Une, deux, trois saccades ! L’animal bon­
             chacun avait enlevé son unique vêtement, longue    dit... Aussitôt, une demi-douzaine de lances volè­
             pièce d’étoffe drapée sur les épaules, et l’avait   rent vers lui. L’une d’elles s’enfonça dans son
             enroulé autour de son bras gauche. Ils portaient   épaule, mais il ne s’arrêta pas dans sa course.
             leurs boucliers aux couleurs éclatantes en équi­      L’un des moran se trouvait sur sa route, un
             libre sur l’épaule. Dans la main droite, ils tenaient   très jeune homme à sa première chasse. Le garçon
             leur lance, tandis que leur simis à double tran­   ne broncha pas. Tenant son bouclier devant lui
             chant, lourd couteau long de près de 60 cm, était   il se raidit pour recevoir la charge et se pencha
             attaché à leur taille. Ils arboraient leur coiffure   légèrement en arrière afin de mettre tout le poids
             de plumes d’autruche, comme s’ils partaient en     de son corps dans son coup de lance. D’une
             guerre, et des bracelets de fourrure autour des    chiquenaude, le lion fit sauter le bouclier comme
             chevilles. A part cela, ils étaient complètement   si c’était un bout de carton. Puis il se dressa et, de
             nus.                                               ses pattes tendues, il essaya d’attirer le garçon
                Nous relevâmes les traces du lion et les moran   contre lui...
             s’engagèrent à sa suite. L’animal s’était repu de la   Le moran enfonça sa lance à 60 cm de pro­
             vache pendant la nuit et il était couché dans un   fondeur au moins dans la poitrine du fauve. Mor­
             épais fourré. Les moran lancèrent des pierres      tellement blessée, la bête bondit sur lui et le jeune
             dans les buissons jusqu’à ce que les sauvages gron­  guerrier tomba sous le poids du grand félin.
             dements du fauve prouvent qu’il avait été touché.     Immédiatement, tous les autres moran entou­
             Alors, les fourrés commencèrent à frémir et tout   rèrent le lion mourant. Trop rapprochés pour
             à coup le lion surgit à cent mètres de nous et     user de leurs lances, ils se servirent de leurs simis.
             s’éloigna en bondissant dans la plaine.             En quelques secondes, la bête était morte.
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