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            dont les coups de queue sont redoutables. Mais        Comme nous passions au large du Rio de la
            le cachalot est plus dangereux encore. Ses         Plata, dans l’Atlantique Sud, un de nos harpon-
            énormes mâchoires garnies de dents peuvent         neurs manqua une baleine franche. Le capitaine
            broyer une barque comme une coquille d’œuf ;       qui était dans la hune de vigie s’en aperçut.
            sa queue frappe comme l’éclair et balaie un           — Petit ! me cria-t-il. La prochaine fois que
            homme d’un bateau avant qu’on ait eu le temps      nous en rencontrerons une, c’est toi qui prendras
            de s’en apercevoir.                                place au bossoir de cette chaloupe !
              La pire de toutes, disait mon frère, c’était la     Une semaine entière se passa avant qu’on
            baleine mouchetée de blanc. Les avis différaient   signalât une autre baleine. Au moment où nous
            sur l’origine de ces taches blanches : les uns     mettions les chaloupes à la mer, le capitaine me
            disaient que c’étaient les cicatrices de coups de   cria d’une voix de stentor :
            harpon ; d’autres y voyaient un signe de vieillesse   — A toi, petit ! Tu vas tâcher de me har­
            ou encore de méchanceté particulière. En tout      ponner cette baleine, sinon je te fais faire le
            cas, les pêcheurs étaient tous d’accord pour       tour du pont à grands coups de botte dans le
            déclarer: « Quand vous repérez une « blanche »,    derrière !
            méfiez-vous ! C’est une tueuse, cette bête-là ! »     A mes yeux, les grosses bottes du capitaine ne
              A quinze ans, j’obtins de mon père l’autorisa­   semblaient guère moins redoutables que la
            tion de m’embarquer sur le Pearl Nelson, une       baleine. Je pris donc place dans la chaloupe,
            goélette de New Bedford. Je me croyais déjà un      derrière le maître d’équipage. Comme de cou­
            homme ! Mais quand le bateau eut levé l’ancre,     tume, on avait mis trois embarcations à la mer :
            je me sentis beaucoup moins fier, et je passai     l’une pour mener l’attaque, la deuxième pour
            ma première nuit à gémir sur ma couchette, tant    aider à la manœuvre quand l’animal serait har­
            je souffrais du mal du pays, et surtout du mal     ponné, la troisième pour recueillir les marins qui
            de mer !                                           pourraient être blessés ou projetés à l’eau.
               La vie était rude à bord. Nous étions vingt-       Le capitaine était remonté dans la hune, d’où
            quatre, entassés sur d’étroites couchettes, dans le   il nous dirigeait avec son pavillon. Assis à la
            poste d’équipage où les cancrelats pullulaient.    barre, le maître d’équipage nous transmettait ses
            La nourriture manquait de variété : viande salée,   ordres. Ce jour-là, nous avions affaire à deux
            biscuit de mer et café sucré à la mélasse. Nous     gros cachalots naviguant côte à côte, et cela me
            ne touchions terre que tous les quatre à six mois,   tracassait. La plupart du temps, en effet, on peut
            aux Barbades, aux Açores ou au Cap-Vert, et         arriver à proche distance du cétacé sans qu’il vous
            pendant ces trop brèves escales nous nous réga­     remarque. Ses petits yeux sont placés si bas et si
            lions de viande et de légumes frais.                en arrière de sa tête qu’il n’y voit que de côté et
               Quand je revins de cette première campagne       sous un angle très réduit. Mais il était beaucoup
            qui dura trois ans, j’avais une quinzaine de       plus difficile d’approcher ces deux cachalots qui
            dollars en poche et le grade de cambusier.          avançaient de front, car tout mouvement vers
                                                               l’un pouvait être vu par l’autre. Le maître d’équi­
                       Ma première baleine                     page fit engager la chaloupe entre les deux bêtes,
                                                                en venant de l’arrière. Je devais attaquer celle de
            La fois suivante, j’embarquai à bord du Platina,    gauche.
            un trois-mâts de 360 tonneaux. J’avais dit au         Quand nous fûmes arrivés à proximité, je me
            capitaine :                                         dressai. Du genou gauche, je pris appui sur le
              — J’en ai assez d’être cambusier. Je voudrais     rebord de la chaloupe, je brandis le harpon et
            bien monter en grade et devenir harponneur.         j’attendis le « Vas-y ! ».
               Le capitaine McKenzie, un géant blond, solide      Le maître d’équipage me donna enfin le signal.
            comme un roc malgré son âge, m’examina de la       Je lançai le harpon de toutes mes forces.
            tête aux pieds avant de répondre :
              — Je sais que vous autres, les gars de Gay                    « Je le tiens !... »
            Head, vous faites généralement de bons harpon-
            neurs. Mais c’est d’un cambusier que j’ai besoin.   La pointe tranchante comme un rasoir trans­
            Tu seras cambusier, et tu remplaceras le premier    perça la carapace de graisse. Elle était armée
            harponneur qui ratera son coup. C’est promis.       d’une petite grenade.
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