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           n’avait oublié personne dans les cabines. Puis il   en deux. L’avant s’enfonça à demi, mais ses
           fit ramasser et jeter à la mer des fûts, des       occupants réussirent à gagner l’arrière à temps.
           planches et tous les objets susceptibles de flotter   Sur les 630 personnes à bord, il y avait
           pour servir de bouées.                             170 femmes et enfants. Les soldats étaient de
              Le colonel Scott lança un dernier ordre à ses   jeunes recrues sans expérience du danger. Il res­
           soldats :                                          tait seulement trois chaloupes qui ne pouvaient
             — Déshabillez-vous et sautez par-dessus bord...   contenir chacune que soixante personnes.
           Mais défense de nager vers les chaloupes !            Le navire en perdition n’en avait plus que pour
              Cernés par le feu, les hommes se jetèrent à la   quelques instants. Quiconque n’embarquerait pas
           mer. Il n’y avait aucun navire en vue.             dans un canot de sauvetage était promis à une
              Un vieux steward, les cheveux roussis et le     mort certaine, car l’eau était infestée de requins.
           visage couvert de brûlures, attachait ensemble des   On aurait pu s’attendre à une véritable panique.
           fauteuils et des pliants qui devaient servir de    Pourtant, tout le monde resta calme.
           flotteurs pour les hommes à la mer. Quand il eut      Le commandant des troupes transportées, le
           fini, il sauta à son tour, suivi par le colonel Scott   colonel Sidney Seton, ordonna à ses hommes de
           et le capitaine Wilson, qui fut le dernier à quitter   s’aligner sur le pont. Les soldats acceptèrent leur
           le navire.                                         sort avec calme. A la lueur des torches, ils for­
              Les chaloupes surchargées voguaient à proxi­    mèrent les rangs tandis que femmes et enfants
           mité. C’était bien tentant. La plupart des nageurs   embarquaient dans les chaloupes.
           auraient aisément pu en atteindre une. Mais ils       Du dernier canot qui s’éloignait, les passagers
           obéirent aux ordres et restèrent à l’écart, s’agrip­  virent les rangs des soldats en habit rouge figés
           pant aux espars qui flottaient alentour.           dans un garde-à-vous impeccable, comme à la
             — Il n’y eut pas la moindre panique, raconta     parade. A côté se tenait l’équipage. L’eau se
           plus tard le capitaine Wilson. Tout le monde       referma sur eux : le Birkenhead avait coulé.
           a fait preuve d’une discipline remarquable.           Quelques hommes réapparurent à la surface
             Il était huit heures et quart lorsqu’une clameur   et s’agrippèrent à des débris flottants. Un naviie
           monta des canots de sauvetage. Un cargo se pro­    les recueillit dans l’après-midi. Mais 436 hommes
           filait à l’horizon.                                avaient péri avant l’arrivée des secours.
             En une demi-heure, trois autres navires appa­      Le capitaine John Wright, un des officiers
           rurent. II fallut, pour recueillir les nageurs, des   rescapés, loua le courage et la discipline merveil­
           manœuvres longues et délicates, mais deux heures   leuse des hommes.
           plus tard le dernier survivant avait été repêché.    — Tous ont obéi, dit-il. Il n’y a pas eu un
           Peu après on voyait sombrer la coque incendiée     murmure de protestation. Ils ont suivi les ordres
           de YEmpire Windrush.                               exactement comme s’il s’était agi d’embarquer et
             A part les quatre hommes qui se trouvaient       non pas de se laisser couler.
           dans la chambre de chauffe au moment de              L’Angleterre apprit l’histoire du Birkenhead
           l’explosion, il n’y eut pas une seule mort à déplo­  avec chagrin et fierté. On éleva des monuments
           rer. « L’exercice Birkenhead » avait porté ses     à la mémoire de ceux qui avaient péri. Cinquante
           fruits.                                            ans plus tard, Rudyard Kipling célébrait l’événe­
                                                              ment dans ces vers :
                  L’histoire du Birkenhead                    Rester immobile pendant l’exercice Birkenhead
                                                              C’est une pilule bien dure à avaler.
               et exercice est le témoignage d’une discipline   Avant la catastrophe du Birkenhead, lorsqu’un
           C   et d’un courage étonnants. En 1852, le trans­  navire sombrait, en général chacun ne songeait
               port de troupes Birkenhead emmenait vers  qu’à sa propre sécurité. Les plus forts s’empa­
           l’Afrique du Sud des soldats et leurs familles.    raient des canots, et femmes et enfants étaient
           A environ quarante milles du Cap, à deux heures    quelquefois abandonnés à leur sort. La tradition
           du matin, il heurta un récif sous-marin. Dix       « Femmes et enfants d’abord », immortalisée par
           minutes plus tard, alors que les passagers livides   le fameux transport de troupes de 1852, a par la
           trébuchaient et se faufilaient à travers le labyrinthe   suite sauvé bien des vies humaines. Et en
           des débris de charpentes pour monter sur le pont,   mars 1954, dans l’enfer de YEmpire Windrush
           le navire talonna une seconde fois le roc et se brisa   en feu, elle en a sauvé 1 511 de plus.
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