Page 640 - Merveilles Industrie Tome 4
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634 MERVEILLES DE L’INDUSTRIE.
celle qui est amarrée, viennent se faire remorquer meurt. Devenue désormais corps inerte, elle se ren
et augmenter le fardeau traîné : la course générale verse et flotte le dos en bas, le ventre à fleur d’eau,
n’en est pas sensiblement ralentie. la tête un peu plongeante, par suite des poids divers
Cette phase du combat commande une manœuvre de ses divers organes. La mort survient quelquefois
nouvelle, plus difficile et plus dangereuse que celles pendant une sonde, le cadavre remonte alors et
qui l’ont précédée. Armé d’un louchet ou pelle tran flotte sans qu’on ait pu suivre les phénomènes qui
chante, le baleinier attend que le cétacé élève sa ont accompagné son agonie (1). »
queue de quelques mètres au-dessus de l’eau, et,
se halant jusque sous cet organe formidable, il M. Thiercelin vient de nous raconter
lance son louchet au niveau des dernières vertèbres
caudales. S'il divise l’artère et les tendons, le sang les sanglantes péripéties de cette lutte de
jaillit à flots, et la mobilité diminue dans une grande l'homme contre la baleine. On aura sans
proportion. Grâce à cette attaque par derrière, la doute lu avec intérêt ce curieux tableau, et
baleine change souvent de route, la pirogue se on aura ressenti une vive admiration pour
trouve par son travers et le service de la lance peut
recommencer. Il me serait impossible de peindre le courage de l'homme, un sentiment de pitié
toutes les ruses, toutes les fausses attaques, toutes pour les terreurs, les douleurs de la gigan
les fugues, et enfin toutes les charges à outrance de tesque victime. Echauffé par la lutte, l'équi
l’homme contre cette masse vivante, dont un seul
coup d’aileron briserait toutes les pirogues d’un na page du navire baleinier est bien loin, toute
vire. Heureusement, l’animal n’a pas le sentiment de fois, d’être accessible à de telles impressions
sa force, et ce’n’est qu’en cherchant à fuir qu’il cause de sensibilité. Il se livre aux transports
dessinistres. Quand l’occasion le permet, une autre
pirogue s’amarre en second afin d’enlever au cétacé de joie causés par la capture et la mort de
plus de chance de fuite, et d’arriver plus vite au sa victime.
résultat final. A chaque coup, l'animal pousse des Mais la joie du triomphe fait quelquefois
ronflements rauques et métalliques, qu’on peut
entendre de plusieurs milles de distance ; le souffle place à une consternation profonde. La
est blanc, épais, chargé de beaucoup d’eaux pulvé baleine est morte, elle flotte sur l’eau, et
risées et s’élève à une grande hauteur, jusqu’à ce appartient à l’équipage ; mais voilà que,
que, après un coup heureux, deux colonnes de sang
s’échappent des évents, s’élèvent dans l’air et dans tout à coup, elle s’enfonce lentement, la tête
leur chute rougissent la mer sur une large surface ; la première, et disparaît ! Que de peines,
à partir de ce moment, la baleine est considérée que de dangers encourus inutilement! La
comme morte. En effet, après quelques nouvelles baleine a coulé!
blessures, les souffles s’élèvent moins haut, le sang
est plus épais, les sondes se prolongent moins, les Au moment où elle coule, de nombreuses
forces de l’animal s’épuisent, et les pécheurs cessent bulles de gaz viennent crever à fleur d’eau,
de le combattre. et produisent une espèce d’ébullition, qui
« Quelquefois la mort vient aussitôt après l’appari
tion du sang dans le souffle, mais le plus souvent la dure environ une minute. Cet accident peut
vie se prolonge encore une ou plusieurs heures : arriver dans une foule de circonstances di
cette circonstance est regardée comme favorable, verses ; cependant on a remarqué qu’il était
en ce que la grande perte de sang prépare pour la plus fréquent : 1° quand la baleine est re
suite un corps spécifiquement plus léger et flottant
mieux. Pourtant l’animal peut encore être perdu si lativement maigre ; 2° quand elle est morte
l’éloignement, la nuit ou l’état de la mer ne per sans souffler de sang, ou, comme on dit.
mettent pas au navire de le suivre. A l’approche étouffée; 3° quand elle a eu l’abdomen cri
de la nuit, la pauvre baleine rassemble ce qui lui
reste de force, et, dans une fuite désordonnée, sans blé de coups de lance. Si par une circons
but, sans conscience du danger, sans espoir de tance quelconque, à la suite d'une blessure
salut, elle nage, nage, renversant tout ce qu’elle ren par exemple, l’eau pénètre dansles bronches,
contre sur son passage ; elle ne voit rien, se jette
à l’aventure sur les pirogues, sur un rocher ou sur elle en chasse l’air, rend le corps plus
la plage. Bientôt un frisson général s’empare de lourd, et l'animal coule de plus en plus
tout son corps, ses convulsions font blanchir et
bouillir la mer; enfin elle relève une dernière fois
(1) Journal d’un baleinier, in-li”. Paris, 1864, tome I,
la tête, une dernière fois elle cherche le soleil et pages 227-231.