Page 640 - Merveilles Industrie Tome 4
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                celle qui est amarrée, viennent se faire remorquer   meurt. Devenue désormais corps inerte, elle se ren­
                et augmenter le fardeau traîné : la course générale   verse et flotte le dos en bas, le ventre à fleur d’eau,
                n’en est pas sensiblement ralentie.        la tête un peu plongeante, par suite des poids divers
                  Cette phase du combat commande une manœuvre   de ses divers organes. La mort survient quelquefois
                nouvelle, plus difficile et plus dangereuse que celles   pendant une sonde, le cadavre remonte alors et
                qui l’ont précédée. Armé d’un louchet ou pelle tran­  flotte sans qu’on ait pu suivre les phénomènes qui
                chante, le baleinier attend que le cétacé élève sa   ont accompagné son agonie (1). »
                queue de quelques mètres au-dessus de l’eau, et,
                se halant jusque sous cet organe formidable, il   M. Thiercelin vient de nous raconter
                lance son louchet au niveau des dernières vertèbres
                caudales. S'il divise l’artère et les tendons, le sang   les sanglantes péripéties de cette lutte de
                jaillit à flots, et la mobilité diminue dans une grande   l'homme contre la baleine. On aura sans
                proportion. Grâce à cette attaque par derrière, la   doute lu avec intérêt ce curieux tableau, et
                baleine change souvent de route, la pirogue se   on aura ressenti une vive admiration pour
                trouve par son travers et le service de la lance peut
                recommencer. Il me serait impossible de peindre   le courage de l'homme, un sentiment de pitié
                toutes les ruses, toutes les fausses attaques, toutes   pour les terreurs, les douleurs de la gigan­
                les fugues, et enfin toutes les charges à outrance de   tesque victime. Echauffé par la lutte, l'équi­
                l’homme contre cette masse vivante, dont un seul
                coup d’aileron briserait toutes les pirogues d’un na­  page du navire baleinier est bien loin, toute­
                vire. Heureusement, l’animal n’a pas le sentiment de   fois, d’être accessible à de telles impressions
                sa force, et ce’n’est qu’en cherchant à fuir qu’il cause   de sensibilité. Il se livre aux transports
                dessinistres. Quand l’occasion le permet, une autre
                pirogue s’amarre en second afin d’enlever au cétacé   de joie causés par la capture et la mort de
                plus de chance de fuite, et d’arriver plus vite au   sa victime.
                résultat final. A chaque coup, l'animal pousse des   Mais la joie du triomphe fait quelquefois
                ronflements rauques et métalliques, qu’on peut
                entendre de plusieurs milles de distance ; le souffle   place à une consternation profonde. La
                est blanc, épais, chargé de beaucoup d’eaux pulvé­  baleine est morte, elle flotte sur l’eau, et
                risées et s’élève à une grande hauteur, jusqu’à ce   appartient à l’équipage ; mais voilà que,
                que, après un coup heureux, deux colonnes de sang
                s’échappent des évents, s’élèvent dans l’air et dans   tout à coup, elle s’enfonce lentement, la tête
               leur chute rougissent la mer sur une large surface ;   la première, et disparaît ! Que de peines,
               à partir de ce moment, la baleine est considérée   que de dangers encourus inutilement! La
               comme morte. En effet, après quelques nouvelles   baleine a coulé!
               blessures, les souffles s’élèvent moins haut, le sang
               est plus épais, les sondes se prolongent moins, les   Au moment où elle coule, de nombreuses
               forces de l’animal s’épuisent, et les pécheurs cessent   bulles de gaz viennent crever à fleur d’eau,
               de le combattre.                           et produisent une espèce d’ébullition, qui
                 « Quelquefois la mort vient aussitôt après l’appari­
               tion du sang dans le souffle, mais le plus souvent la   dure environ une minute. Cet accident peut
               vie se prolonge encore une ou plusieurs heures :   arriver dans une foule de circonstances di­
               cette circonstance est regardée comme favorable,   verses ; cependant on a remarqué qu’il était
               en ce que la grande perte de sang prépare pour la   plus fréquent : 1° quand la baleine est re­
               suite un corps spécifiquement plus léger et flottant
               mieux. Pourtant l’animal peut encore être perdu si   lativement maigre ; 2° quand elle est morte
               l’éloignement, la nuit ou l’état de la mer ne per­  sans souffler de sang, ou, comme on dit.
               mettent pas au navire de le suivre. A l’approche   étouffée; 3° quand elle a eu l’abdomen cri­
               de la nuit, la pauvre baleine rassemble ce qui lui
               reste de force, et, dans une fuite désordonnée, sans   blé de coups de lance. Si par une circons­
               but, sans conscience du danger, sans espoir de   tance quelconque, à la suite d'une blessure
               salut, elle nage, nage, renversant tout ce qu’elle ren­  par exemple, l’eau pénètre dansles bronches,
               contre sur son passage ; elle ne voit rien, se jette
               à l’aventure sur les pirogues, sur un rocher ou sur   elle en chasse l’air, rend le corps plus
               la plage. Bientôt un frisson général s’empare de   lourd, et l'animal coule de plus en plus
               tout son corps, ses convulsions font blanchir et
               bouillir la mer; enfin elle relève une dernière fois
                                                           (1) Journal d’un baleinier, in-li”. Paris, 1864, tome I,
               la tête, une dernière fois elle cherche le soleil et   pages 227-231.
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