Page 260 - Les merveilles de l'industrie T1
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POTERIES, FAÏENCES ET PORCELAINES.                             255

        allaient le visiter pour leur instruction (1).  ration générale. 11 demande à quelle dose il
           Nous avons cependant à faire une restric­  faut employer toutes les substances citées.
         tion en ce qui concerne le caractère de Pa­  Palissy refuse obstinément de répondre à
         lissy, au point de vue de l’art. Il y avait   cette question, et se borne à engager Théo­
         chez lui une dose d’égoïsme qui le poussa   rique à travailler comme il l’a fait.
         à ne vouloir faire connaître à personne le   Théorique, au début de cet entretien,
         secret de ses procédés. Cette réserve exces­  lui avait dit, qu’opposer un pareil refus
         sive fit qu'après sa mort, les potiers français   à une demande aussi juste, cest n’avoir
         durent se livrer à de nouveaux tâtonnements,   nulle charité, et ajoute : « Si tu tiens ainsi
         pour retrouver la composition des émaux   ton secret caché, tu le porteras en fosse :
         appliqués à la faïence. Et ce qui est     nul ne s’en ressentira. Ainsi ta fin sera
         étrange, Palissy se rendait parfaitement   maudite. C’est abuser des dons de Dieu (1). »
         compte de ce que sa conduite avait de ré­   Mais Palissy ne tient aucun compte
         préhensible, au point de vue artistique.  des arguments qu’il a mis lui-même dans
           On croit qu’après avoir longuement ra­  la bouche de son interlocuteur. Aussi
         conté les tribulations qu’il a éprouvées avant   lorsqu’il mourut, «emporta-t-il son secret
         d'arriver au résultat désiré, il va décrire,   dans la fosse, » comme il l’avait dit lui-
         comme il semble le promettre à son interlo­  même.
         cuteur Théorique, les procédés qu’il a suivis   M. Brongniart fait à ce sujettes réflexions
         pour faire les émaux destinés à ses faïences.   suivantes :
         Il n’en est rien. Après avoir exposé, en prin­
         cipe, que les découvertes utiles à l’humanité   « Si Palissy eût fait connaître ses observations sur
                                                   les argiles, les pierres, les terres, les sels et les eaux,
         ne doivent jamais être celées, qu’on ne sau­
                                                   sur la fabrication des poteries et des émaux; qu’il
         rait tenir cachés les secrets qui intéressent la
                                                   n’eûtaccompagné la description de ces faits d’aucune
         médecine, l’agriculture, la navigation, etc.,   hypothèse, mais seulement de quelques déductions
         il soutient qu’il a, lui, le droit de céler ses   théoriques (eussent-elles été incomplètes et môme
                                                   fausses par défaut d’un nombre de faits suffisant);
         çientilles inventions, parce qu’elles n’inté­
                                                   s’il eût rapporté avec des détails techniques la suite
         ressent ni l’humanité ni le bien public. Il   des tentatives faites pour avoir les beaux émaux
         fait cependant espérer plus loin, à son ami   qu’il est parvenu à mettre sur sa faïence ; s’il nous
                                                   eût fait connaître les difficultés qu’il a dû éprouver
         Théorique, qu’il lui fera connaître ses procé­
                                                   pour faire tenir sur une pâte exempte de chaux et
         dés. Il feint de le satisfaire en lui disant que   très-fortement cuite de semblables émaux sans
         ses émaux sont faits d’étain, de plomb, de   qu’ils écaillent, s’il eût décrit la composition de
         fer, d’acier, d’antimoine, de soufre, de cui­  chacun de ses émaux, la forme de ses fours, etc.,
                                                   comme il eût alors fait autrement que ses contem­
         vre, de cendre gravelée, de litharge, de   porains, comme il eût devancé son siècle par cette
         pierre de Périgueux; mais ses révélations   sagesse et avancé l’art de la faïence! Par sa commu­
         s’arrêtent là.                            nication, Bernard Palissy eût été un grand homme
                                                   et un homme utile. Mais, ainsi qu’il se l’est dit à
           Théorique n’est pas dupe de cette énumé-
                                                   lui-même par la bouche de Théorique : « Il a porté
                                                   son secret dans la fosse et nul ne s'en est ressenti. » Cela
           (1) Lamartine a dit que les écrits de Bernard Palissy   est si vrai, que ce ne fut pas par lui que l’art de la
         sont les vrais trésors de la sagesse humaine. On y trouve,   faïence fut introduit en Italie, où il existait depuis
         dit ce grand écrivain, la piété divine, le génie, et tout à la   près de cent ans ; ni en France, où il ne s’établit que
         fois une grande simplicité, la vigueur, la richesse du style.
         Il est impossible, après avoir lu les écrits de Bernard Pa­  dix ans au moins après sa mort ; car ce ne fut que
         lissy, de ne pas le considérer comme l’un des plus grands   vers 16U0 que cet art fut pratiqué.
         prosateurs français. Montaigne, dit Lamartine, n’est ni plus   « Bernard Palissy est donc un homme très-remar-
         libre, ni plus coulant dans son style, et Jean-Jacques Rous­
         seau est à peine plus éloquent. Bossuet ne l’a point surpassé   (1) Art de terre {Discours admirable), pages 26j et 271-
         en force d’imagination.                   272.
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