Page 256 - Les merveilles de l'industrie T1
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POTERIES, FAÏENCES ET PORCELAINES.                              251

            ressources étaient épuisées, il dut bâtir ce   « Le mortier de quoy j’avois maçonné mon four
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            four de ses propres mains, et ce ne fut qu’a-
                                                      mence du feu (lorsque mes esmaux se commençaient
            près s’y être repris à plusieurs fois qu’il put   à liquéfier) se crevèrent en plusieurs pièces, faisant
            y réussir. Il lui fallut ensuite préparer les   plusieurs pets et tonnerres dans ledit four. Or ainsi
            argiles et broyer les matièresqui devaient pro­  que les esclats desdits cailloux sautoient contre ma
                                                       besongne, l’esmail qui estoit déjà liquéfié et rendu
            duire l’émail blanc. Mais son émail était mal
                                                       en matièreglueuse,print lesdits cailloux et se les at­
            composé, car une cuisson de six jours et de six   tacha par toutes les parties de mes vaisseaux et mé-
            nuits ne suffit pas pour glacer les pièces.  dalles, qui sans cela se fussent trouvés beaux (I). »
              Palissy était au désespoir; il se remit ce­
                                                         Il découvrit cette nouvelle fournée en pré­
            pendant à broyer de nouvel émail, sans laisser
                                                       sence de ses créanciers. Ceux-ci, qui avaient
            refroidir le four. Il brise les pièces mal réus­
                                                      espéré obtenir leur payement en marchan­
            sies et prépare d’autres épreuves. Mais il re­
                                                       dises, voulurent se faire livrer à vil prix les
            connaît avec désespoir que sa provisoin de
                                                       pièces peu endommagées.
            bois est épuisée.
              Voici comment s’exprime le malheureux     «Mais, dit Palissy, parce que ce qui eust esté un des-
            inventeur.                                 criement et rabaissement démon honneur, je mis en
                                                       pièces entièrement le total de ladite fournée et me
                                                       couchay de mélancholie. Non sans cause, car je n’a-
              « Je fus constraint brusler les estapes (étais) qui
            soustenoyent les tailles de mon jardin, lesquelles es­  vois plus de moyen de subvenir à ma famille, je
                                                       n’avois en ma maison que reproches ; au lieu de me
            tant bruslées, je fus contraint brusler les tables et   consoler l’on me donnoit des malédictions (2). »
            planchers de la maison, afin de faire fondre la se­
            conde composition. J’estois en une angoisse que je
            ne saurois dire ; car j’estois tout tari et desséché, à   Il reprit cependant son travail. Cette fois
            cause du labeur et de la chaleur du fourneau. 11 y   les cendres s’attachèrent aux pièces recou­
            avoit plus d’un mois que ma chemise n’avoit seiché   vertes de vernis, et produisirent l’effet désas­
            sur moy. Encores pour me consoler on semoquoit de
            moy, et mesme ceux qui me dévoient secourir al-   treux que les cailloux avaient produit dans
            loient crier par la ville que je faisois brusler le plan­  la fournée précédente. C’est alors qu’il in­
            cher, et par tel moyen l'on me faisoit perdre mon   venta les manchons, ou cazeltes, qui le ga­
            crédit, et m’estimoit-on être fol. Les autres disoient
            que je cherchois à faire de la fausse monnoye, qui   rantirent, par la suite, de pareils accidents.
            estoit un mal qui me faisoit seicher sur les pieds; et   Cependant ses fourneaux ne donnaient
            m’en allois par les rues tout baissé, comme un   pas une chaleur uniforme dans toutes leurs
            homme honteux. J’etois endetté en plusieurs lieux,   parties; de sorte que les émaux, fusibles
            et avois ordinairement deux enfants aux nourrices,
                                                       à différents degrés, ne se trouvaient ja­
            ne pouvant payer leur salaire. Personne ne me se-
            couroit, mais au contraire ils se moquoient de moy,   mais parfaits sur la même pièce.
            en disant : 11 lui appartient bien de mourir de faim,   Heureusement Palissy touchait au suc­
            parce qu’il délaisse son mestier (I). »
                                                       cès. Après avoir ainsi battelé l’espace de
                                                       quinze ou seize ans, écrit-il, il parvint à
               Palissy résolut de se faire aider par un ou­
                                                       faire quelques émaux qui lui procurèrent
            vrier en poterie commune ; mais, au bout de
                                                       des ressources. Mais avant d’arriver au but
            six mois, il dut le congédier et lui donner
                                                       désiré, il eut encore à supporter de si vifs
            une partie de ses habits pour le payer.
                                                       chagrins qu’il « cuida entrer jusques à la
               Il parvint, après les plus rudes labeurs, à
                                                       porte du sépulchre. »
             reconstruire son fourneau. Il y mit alors ses
                                                         Enfin le résultat est atteint, le secret de
            vases émaillés et poussa le feu ; mais il n’é­
                                                       la composition qu’il cherche depuis tant
             tait pas au bout de ses traverses.
                                                        (1) Art de terre (Discours admirable), page 284.
              (1) Ai t de terre (Discours admirable), page 281).  (2) Ibidem, page 2s5.
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