Page 361 - Les fables de Lafontaine
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LES DEUX PIGEONS 357
Ce discours * ébranla le cœur
De notre imprudent voyageur.
Mais le désir de voir et l’humeur * inquiète 20
L’emportèrent enfin *. Il dit : « Ne pleurez point :
Trois jours au plus rendront * mon âme satisfaite.
Je reviendrai dans peu conter de point en point
Mes aventures à mon frère.
Je le désennuierai. Quiconque ne voit guère 25
N’a guère à dire aussi *. Mon voyage dépeint
Vous sera d’un plaisir extrême.
Je dirai : J’étais là, telle chose m’advint.
Vous y croirez être vous-même. »
A ces mots, en pleurant, ils se dirent adieu. 30
Le voyageur s’éloigne. Et voilà qu’un nuage
L’oblige de chercher retraite en quelque lieu.
Un seul arbre s'offrit, tel encor * que l’orage *
Maltraita le Pigeon en dépit du feuillage.
L’air devenu serein, il part, tout morfondu *, 35
Sèche du mieux qu’il peut son corps chargé de pluie,
Dans un champ, à l’écart, voit du blé répandu,
Voit un pigeon 2 auprès. Cela lui donne envie :
Il y vole, il est pris. Ce blé couvrait, d’un lacs *,
Les menteurs et traîtres appâts *. 40
Le lacs était usé, si bien que, de son aile,
De ses pieds, de son bec, l’oiseau le rompt enfin.
Quelque plume y périt ; et le pis du destin *
Fut qu’un certain * vautour, à la serre cruelle,
Vit notre malheureux qui, traînant la ficelle 45
Et les morceaux du lacs qui l’avait attrapé,
Semblait un forçat échappé 3.
Le vautour s’en allait * le lier *, quand, des nues,
Fond, à son tour, un aigle aux ailes étendues 4.
Le Pigeon profita du conflit des voleurs, 50
S’envola, s’abattit auprès d’une masure,
Crut, pour ce coup, que ses malheurs
Finiraient par cette aventure ;
2. Ce pigeon, en terme de chasse, est un appelant, bête captive dont
les cris sont destinés à faire venir ses pareils qui sont en liberté. —
3. Échappé, nous dirions évadé. — 4. Pittoresque, 24, c.