Page 306 - Les fables de Lafontaine
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FABLES. — LIVRE SEPTIÈME
3°°
Pendant qu’un philosophe 1 assure
Que toujours par, leurs sens les hommes sont dupés,
Un autre philosophe 2 jure
Qu’ils ne nous ont jamais trompés.
Tous les deux ont raison, et la philosophie 5
Dit vrai, quand elle dit que les sens tromperont
Tant que, sur leur rapport3, les hommes jugeront.
Mais aussi, si l’on rectifie
L’image de l’objet sur * son éloignement,
Sur le milieu qui l’environne, , io
Sur l’organe et sur l’instrument 4,
Les sens- ne tromperont personne.
La nature * ordonna * ces choses sagement,
J’en dirai quelque jour les raisons amplement 5.
J’aperçois le soleil : quelle en est la figure *? 15
Ici-bas, ce grand corps n’a que trois pieds de tour ;
Mais si je le voyais là-haut, dans son séjour,
Que serait-ce à mes yeux, que l’œil de la nature 6 ?
Sa distance me fait juger de sa grandeur ;
Sur l’angle et les côtés, ma main la détermine 7 ; 20
L’ignorant le croit plat, j’épaissis sa rondeur ;
Je la rends immobile, et la terre chemine ;
Bref, je démens mes yeux en toute sa machine *.
Ce sens 8 ne me nuit point par son illusion. ,
Mon âme, en toute occasion, 25
Développe * le vrai caché sous l’apparence.
- Je ne suis point d’intelligence *
Avecque * mes regards, peut-être un peu trop prompts,
Ni mon oreille 9 lente à m’apporter les sons.
1. Démocrite d’Abdère (ve siècle av. J.-C.) avait détaillé les erreurs
des sens. — 2. Héraclite d’Éphèse, et, après lui, Épicure, soutenaient
que les données des sens sont véridiques. — 3. Sur leur rapport, sur
leur témoignage. — 4. L’instrument qui sert à observer l’objet, par
exemple, le télescope. — 5. En fait, La Fontaine n’a pas composé ce
poème de la Nature dont il affirme avoir le projet. — 6. L’œil de la
Nature, le soleil, périphrase usuelle en grec. — 7. Définition adroite,
dans sa brièveté, des procédés de la trigonométrie pour calculer les
distances des objets hors de notre portée. — 8. La vue. — 9. Ni
(avec) mon oreille, omission de la préposition devant le deuxième régime,
habituelle dans la syntaxe du XVIIe siècle.