Page 152 - La Lecture Expressive
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             Leoture           73.  Le  vieil  aveugle

            1.  -  Oh! non, jamais, dit-il, le  temps ne me  dure. Quand il  fait
          beau hors de la maison, je m'assois à une bonne place au soleil  contre
          un mur, contre une roche, et je vois en idée  la vallée, le  château, le
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          clocher,  les  maisons qui fument,  les  bœufs qui pâturent, les  voya-
          geurs  qui  passent sur la  route,  comme  je  les  voyais  autrefois  des
          yeux.
            2.  J'ai des  yeux dans les  oreilles, continua-t-il en  souriant ; j'en
          ai sur les mains, j'en ai sous les pieds. Je passe des heures entières à
          écouter près des ruches les mouches à miel  qui commencent à bour-
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          donner.  J'entends  les  lézards  glisser  dans  les  pierres  sèches,  je
          connais  le  vol  de  toutes les  mouches  et de  tous  les  papillons  dans
          l'air autour de moi.
            3.  Je me dis : u Voilà le coucou qui chante : c'est le mois de mars,
          et nous allons avoir du chaud ; voilà le merle qui siffie : c'est le mois
          d'avril ; voilà le rossignol : c'est le mois de mai ; voilà le hanneton :
          c'est la  Saint-Jean ; voilà  la cigale : c'est le  mois  d'aotît ; voilà  la
          grive : c'est la vuudange,  le  raisin est mOr; voilà  la bergeronnette,
          voilà les corneilles : c'est l'hiver. »
            4.  Il en est de même pour les heures du jour. Je me dis parfaite-
          ment l'heure qu'il est à l'observation des chants d'oiseaux, du bour-
          donnement des insectes  et des  bruits des  feuilles  qui  s'élèvent  ou
          s'éteignent  dans  la  campagne,  selon  que  le  soleil  monte,  s'arrête
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          ou  descend  dans le  ciel.  Le  matin, tout est vif et gai ; à midi,  tout
          baisse ; au  soir,  tout recommence  un moment,  mais  plus  triste  et
          plus  court ;  puis  tout  tombe  et  tout  finit.  Oh !  jamais  je  ne
          m'ennuie.
                                    LAMARTINE  (Œuvres,  Hachette,  éditeur).

            Les mots  : 1, Je vols en idée  : je me représente dans mon esprit comme &I  je,
          voyais  avec mes  yeux.  2, Les mouches à miel  : les  abeilles.  3,  S'éteignent  : Ici,
          s'émoussent, décroissent et se  meurent.
            Les Idées  :  1, Oh!  jamais  je  ne m'ennuie, dit le vieil aveugle d'un ton tout
          à  la  fois  résigné  et souriant  : représentez-vous  comment il passe  &es  journies
          et comment il  remplace les  yeux  par les  autres sens.
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