Page 148 - Histoire de France essentielle
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Lectures.              — 140 —            ÉTAT DE LA SOCIÉTÉ


                              72e Lecture. — Les racoleurs.
                  ...J’étais très altéré; je me disais qu'un verre de vin que je boirais
                debout, ne pouvait point me mener à mal, et je finis par céder aux
                instances de mon compagnon.
                  Sous la tonnelle, il y avait cinq beaux soldats du roi qui causaient en
                fumant. Mon camarade leur fit un petit signe de tcte, comme s’il les
                connaissait ; ils lui répondirent par des signes de tête, et se mirent à
                nous regarder, moi surtout, en souriant.
                  Le cabaretier arriva, et, sans attendre qu’on lui eût donné des ordres,
                il apporta deux verres et une bouteille. Je ne pus m’empêcher de dire
                à mon compagnon : « 11 y a là plus que nous ne voulons. »
                  Il me répondit ; « On ne paye que ce que l’on boit ! »
                  J’étais mal à mon aise, comme si j’avais prévu ce qui allait m’arriver,
                et si une fausse honte ne m’avait retenu, je me serais sauvé de la
                tonnelle. Mon camarade versa deux grands verres et nous restâmes
                debout pour les boire, selon nos conventions.
                  Les soldats du roi, sauf un qui avait l’air traître et qui louchait,
                étaient de beaux hommes, quelques-uns déjà âgés et respectables. Ils
                ne faisaient point de tapage, ils ne cassaient point les verres; en re­
                vanche, ils racontaient entre eux de si belles histoires que j’en oubliais
                mon verre. Mon camarade s’assit sur une chaise, je m’assis également
                sans m’en apercevoir; il a dû me verser à boire quand j’avais la tête
                tournée, car je remarquai que je n’en finissais pas de boire.
                  A partir de ce moment-là, je ne me rappelle plus ce qui s’est passé ;
                cela me fait croire que le vin était drogué l
                  Les soldats du roi qui étaient sous la tonnelle s’appellent des raco­
                leurs, et le jeune homme qui m’était venu rejoindre sur le bord de
                                                   l’eau était leur compère.
                                                     Quand je suis revenu à
                                                   moi, les racoleurs étaient
                                                   en train de rire, le com­
                                                   père avait disparu.
                                                   Comme je voulais m’en
                                                   allei' aussi, ils m’ont re­
                                                   tenu de force et m’ont
                                                   fait voir un papier que
                                                   j’avais signé, sans savoir
                                                   quand ni comment, et
                                                   qui fait que je suis soldat
                                                   du roi.
                                                     (J. Girardin, Bonnes
                         Fig. 128. — Les racoleurs.    bêtes et bonnes gens.)
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