Page 78 - Album_des_jeunes_1960
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Comment un jeune prêtre italien parvint à gagner l’amitié
                                          d’une redoutable bande de chenapans.


                                           LA MAISON



                           DES ENFANTS PERDUS





                                               par Frédéric     SONDERN

                 e cardinal Ascalesi, archevêque de Naples, fixa   ture. Vesuvio fit comme ses nouveaux compagnons, il
                  sur le jeune prêtre un regard scandalisé.   apprit à mieux les connaître, et il constata avec joie
             —  Quoi ? fit-il. Vous voudriez vous déguiser en  que tous, même les plus endurcis, aspiraient à un foyer,
           scugnizzo, en voyou des rues, en voleur ? C’est inima­  à un peu d’affection.
           ginable ! Les scugnizzi vous démasqueraient aussitôt !
             Mais l’abbé Mario Borelli insiste :              U n soir d’hiver, Vesuvio annonça à la bande qu’il
             —  Monseigneur, dit-il, c’est le seul moyen de sauver   avait découvert un endroit où on pourrait habiter : la
           ces enfants perdus. J’ai appris à parler leur langue et à   petite église de San Gennaro, gravement endommagée
           imiter leur allure. Permettez-moi de vous expliquer...  par les bombardements et abandonnée.
             Depuis des siècles, les scugnizzi sont le fléau de la   Le sol en était jonché de décombres, le toit à
           ville de Naples. Dès l’âge de six ans, parfois même   moitié effondré. Les garçons rechignèrent tout d’abord
           avant, ils vivent dans les rues, de mendicité et de cha­  à l’idée d’entreprendre des réparations, puis ils y trou­
           pardage. Leur grande spécialité consiste à détrousser les   vèrent plaisir et, à l’aide d’outils rudimentaires, vinrent
           touristes étrangers et les marins de passage.       à bout des travaux.
             Le cardinal laissa Borelli exposer son plan. Il savait   Un soir, Vesuvio apporta une paillasse et une cou­
           que ce jeune prêtre de vingt-cinq ans avait Tardent   verture. Dormir dans un tel confort n’était pas dans les
           désir de porter secours à la jeunesse de Naples, et qu’il   habitudes des scugnizzi. Pourtant, l’un après l’autre, ils
           avait, déjà fait du bon travail dans les usines. Soudain,   suivirent son exemple.
           le cardinal hocha la tête en signe d’assentiment.    Ils ne tardèrent pas à appeler leur nouvelle habitation
             —  Eh bien ! soit, dit-il. L’Eglise doit parfois recourir   la casa : la maison. L’abbé Borelli remarqua qu’ils
           à des moyens étranges. Mais soyez prudent !         commençaient à rentrer plus tôt le soir, et que leurs
                                                               manières changeaient. C’était toujours de petites
           Q uelques jours plus tard, un mince jeune homme     brutes, mais peut-être un peu moins sauvages qu’avant.
           aux cheveux blonds et aux yeux vifs se joignait à une   Il jugea alors le moment venu de révéler son identité.
           bande de scugnizzi qui hantaient les abords de la gare
                                                               Quelques jours plus tard, il fit son entrée dans la
           de Naples. Le nouveau venu prouva tout de suite qu’il
            savait fort bien mendier et ne craignait pas la bagarre.   casa... en soutane. Ce fut un éclat de rire général.
            Il administra une mémorable raclée à l’un des chefs de   — Ça, alors ! Voilà Vesuvio qui s’est fait curé !
            la bande qui lui réclamait la moitié de son « gâteau ».   — Non, Vesuvio, t’as pas le droit de faire ça ! pro­
            Les autres en restèrent « babas ».                 testa un garçon, c’est pas bien !
             —  Un vrai volcan ! dit l’un d’eux. On va l’appeler   — Mais je suis curé pour de bon, dit Borelli en
            Vesuvio ! (Le Vésuve).                             souriant. La preuve ? Regardez cette photo où je suis
              Et c’est ainsi que l’abbé Borelli devint Vesuvio, l’un   avec d’autres prêtres !
            des caïds de la bande.                               On fit circuler la photographie. Borelli retenait son
              Pendant les six mois qui suivirent, il fut professeur   souffle. Puis, un petit * dur » s’avança, la main tendue.
            de théologie le jour et Vesuvio la nuit. Ses cours ter­  — Alors, on t’appellera l’abbé Vesuvio. Mais tu
            minés, il enfilait une vieille paire de chaussures, un   resteras quand même avec nous, dis ?
            pantalon et une chemise en loques et se noircissait le   — Oui, je resterai, promit Mario Borelli, les larmes
            visage et les mains avant de rejoindre ses nouveaux   aux yeux. Et nous ferons de ce local la casa degli
            amis.                                              scugnizzi.
              En général, le scugnizzo couche dans la rue ; en   Ainsi naquit la Maison des enfants perdus.
            hiver, devant quelque soupirail, exhalant un peu de   Le prêtre n’essaya pas de les empêcher de sortir. Il
            chaleur, avec de vieux journaux en guise de couver-   leur conseilla d’aller à l’école ou de chercher du travail.
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