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« MINUIT », CHEVAL SAUVAGE                                     73

          me fallait donc sauter, moi aussi. J’éperonnai     faire en silence. Il poussa un long sifflement et
          Minuit et relevai les rênes, mais ce diable de     remit son revolver dans l’étui.
          cheval choisit ce moment précis pour donner un        — Incroyable ! grommela-t-il. Jamais rien vu
          coup de tête sur le côté et essayer de se débarras­  de pareil !
          ser du mors. Le résultat fut que nous passâmes        Pendant que nous revenions vers le ranch, Joe
          au beau milieu du fourré de cactus que le bœuf     me raconta l’histoire de Minuit. Ç’avait été le
          venait de franchir !                               chef d’une bande de chevaux sauvages, une bête
             Quand je parvins à arrêter Minuit dans une      farouche, redoutée de tous, qui sans cesse cher­
          petite clairière sablonneuse, mon genou droit,     chait la bagarre. Mais ce matin-là, pour la
          truffé d’épines de cactus, me brûlait horrible­    première fois on l’avait vu se servir de ses sabots
          ment. Je n’osais même pas penser à l’état du       contre un homme. Sans doute avait-il été exaspéré
          cheval. Heureusement, mes mains étaient            par la corde que je lui avais nouée autour des
          indemnes, car je portais des gants de peau, et     naseaux.
          je me hâtai de retirer les piquants de mon genou,     — C’est peut-être parce qu’il déteste les
          avant qu’ils s’enfoncent ou se cassent dans la     hommes.
          chair. Puis je mis pied à terre et constatai que      — Possible. Toi-même, tu ne les aimerais pas
          Minuit avait le corps criblé d’épines. Il devait   davantage si on t’avait traité comme il l’a été par
          beaucoup souffrir, mais il restait pourtant parfai­  ceux qui l’ont capturé.
          tement calme et me regardait d’un air implorant,      Nous fîmes boire les chevaux, puis les condui­
          comme pour me demander de lui porter secours.      sîmes sous un appentis à l’abri du soleil.
            Joe arriva sur ces entrefaites. A son tour, il      — Pas la peine de les attacher, dit Joe. Ils ne
          examina la bête.                                   bougeront pas d’ici.
            — Impossible de lui retirer tout ça, dit-il. Il     Après le déjeuner, je me trouvais avec quelques
          faudrait pouvoir l’immobiliser complètement.       cow-boys qui parlaient de leur travail, quand je
          Mais si on essaie, il va se débattre, les épines vont   reçus dans le dos un coup violent qui faillit me
          s’enfoncer et finiront par le tuer. Tant pis !     projeter à terre.
          Desselle-le !                                         Furieux, je me retournai pour voir quel était ce
             Il tira son revolver.                           mauvais plaisant. C’était Minuit, qui avait quitté
            — Non ! criai-je. C’est moi qui l’ai mis dans le   son coin d’ombre pour venir me retrouver ! Il fit
          pétrin, c’est à moi de l’en sortir. Laissez-moi    un pas en avant, appuya sa tête contre ma poi­
          essayer, et surveillez-le pendant ce temps-là.     trine et l’y frotta lentement. Je posai les deux
            Joe hésita quelques secondes.                    mains sur sa tête pour caresser le petit coin
            — Comme tu voudras, dit-il enfin. Mais tiens-    velouté derrière les oreilles. Les cow-boys contem­
          toi en dehors de ma ligne de tir, parce que, s’il   plaient ce tableau avec ébahissement. Minuit
          fait mine de devenir dangereux, je lui flanque     s’était toujours montré si farouche qu’ils n’en
          une balle dans la tête.                            croyaient pas leurs yeux.
                                                                Un petit rire de Georges rompit le silence.
                   Les débuts d’une amitié                      — Eh bien ! l’Asperge, dit-il, j’ai l’impression
                                                             que vous avez fait vraiment connaissance !
              T avançai la main et arrachai délicate-           — Oui, dis-je simplement d’une voix étranglée
              ? I /I ment deux grosses épines plantées       par une soudaine émotion.
                    juste au-dessus des naseaux de la           Ce fut Joe qui mit fin à la scène en s’écriant :
          pauvre bête. Minuit tressaillit, roula des yeux       — Allons, les gars, au travail !
          effarés, mais n’essaya pas de mordre.                 Et comme ils allaient s’éloigner, il ajouta :
             Quand, enfin, j’eus complètement nettoyé sa        — Maintenant, je ne veux plus voir personne
          tête et son encolure, il redressa les oreilles, mon­  attraper Minuit au lasso. A partir d’aujourd’hui,
          trant ainsi qu’il était rassuré. Je poursuivis mon   c’est le cheval de l’Asperge !
          travail, épluchai patiemment ses jambes de            Et jamais cow-boy n’eut meilleur cheval que
          devant, puis ses flancs, son ventre, ses jambes de   Minuit. Jamais je n’oublierai ce jour où il frotta
          derrière. Il restait figé comme une statue. Finale­  sa tête contre ma poitrine, pour me remercier, me
          ment, je revins à la tête du cheval, lui pris la   demander pardon et me faire comprendre qu’il
          rêne et levai les yeux vers Joe qui m’avait regardé   voulait que nous soyons amis.
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