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DU CAPITAINE G.



                     OUS étions quelques camarades dans ce château, que   même du château en des endroits où nous installerions armes
                 N     nous avions baptisé la Thébaîde, et qui pourtant n’était   et vivres, afin d’exécuter une sortie concertée et brutale au
                       pas isolé du monde. Situé à 8 kilomètres de Saint-
                                                                        moment choisi. Pour cela, nous nous mîmes en quête. Il
                     Marcellin, sur la route qui monte vers Roybon, le château  existait au sommet du château une construction bizarre. A
                regardait vers le Vercors et le matin, lorsque nous bondissions   l’intérieur d’un espace vide formé par les charpentes du toit,
                sur la terrasse, notre premier regard était pour la montagne,   avait été construite une pièce en briquetage qui s’emboîtait
                qui se prolongeait immobile et bleue au-dessus d’une mer de   dans le grenier de telle sorte qu’il existait entre les deux
                brume qui montait de la vallée de l’Isère.              cloisons un interstice large de 50 centimètres. On pouvait se
                 Ce Vercors, notre horizon, était aussi notre champ d’action.   glisser dans cet interstice et faire ainsi le tour du briquetage.
                C’était vers lui que nous partions dans nos journées d’instruc­  Mais la charpente, assez basse, voilait cet interstice, suffi­
                tion, et lorsque nous en revenions à la nuit, après avoir quitté   samment pour qu’on ne découvrit son existence qu’après exa­
                le matin Echvis ou la forêt de Lente, le château fantastique   men. C’est là que nous décidâmes de nous retirer.
                au clair de lune avec ses toits d’ardoise élancés nous exaltait   L’un de nous couchait au rez-de-chaussée à proximité d’un
                comme une grandeur d’autrefois, solitaire et répondant à d’au­  téléphone de campagne qui permettait de donner l’alarme
                tres grandeurs.                                         dans les étages supérieurs. Nous nous sentions ainsi gardés,
                 C’était au temps où nous n’étions dans le Vercors que trois   avec nos trois mitraillettes, nos sept colts et notre unique
                cents maquisards. Eté, Automne, Hiver 1943, mes camarades   grenade, assez pour tenir tête à un ennemi normal. Au demeu­
                qui avez vécu ces heures dures, vous rappelez-vous comme   rant, nous ne comptions plus demeurer longtemps dans ce
                nous nous sentions pauvres et abandonnés? Vous rappelez-   P.C. trop menacé.
                vous comme il fit doux cet automne-là?                   C’est alors que le drame arriva, un peu différent de ce que
                 Le château de Murinals datait dans ses plus vieilles parties   nous l’avions prévu.
               du XIII* siècle, mais il avait été considérablement agrandi et   Le mercredi 15 décembre, les équipes volantes étaient par­
               transformé au XVIIIe, puis, hélas ! au XIXe. Le château était   ties pour une tournée dans le Vercors. Restaient au château
               immense. Un vrai repère à terroristes, avec trois étages et des   les propriétaires, le Capitaine G., les deux intendantes et la
               greniers où l’on se perdait parmi des poutres énormes; cela   dactylo, ainsi que le personnel. A minuit 30, le Capitaine G.
               devait servir.                                           était réveillé par un bruit insolite venant du parc ; il sut
                 Les propriétaires, dont on ne saurait assez louer le patrio­  ensuite que' c’étaient des miliciens amenés à l’avance et qui
               tisme, avaient mis leur château à la disposition du bureau   cernaient les sorties arrière du château. Le Capitaine se leva
               d’Etudes de l’Ecole des Cadres d’Uriage qui avait pris le ma-   et, au même moment, une détonation formidable retentit. La
               qliis en janvier 1943 sous la direction du Capitaine G. De ce bu­  porte de la poterne enfoncée par un explosif s’ouvrit laissant
               reau d’Etudes. étaient sorties les équipes volantes du maquis.   le passage à une centaine d’Allemands qui se précipitaient
               D’août à décembre, les équi­                                                      sur le château en jetant des
               pes volantes parcoururent les                                                     grenades. Le moment était venu
               maquis de la Savoie, de la Drô­                                                   pour le Capitaine d’exécuter son
               me et surtout du Vercors dans                                                     plan. Le point faible en était
               une tranquillité à peu près re­                                                   évidemment que les femmes et
               lative. Nous sortions du châ­                                                     les domestiques étaient aban­
               teau et y revenions fréquem­                                                      donnés à leur sort. Mais les
               ment; des' conciliabules s’y te­                                                  réponses à un éventuel interro­
               naient où se réunissaient les                                                     gatoire avaient été préparées, et
               chefs de la Résistance du Ver­                                                    il ne semblait pas que la Ges­
               cors ; c’était assez pour provo­                                                  tapo dût inquiéter des person­
               quer les dénonciations.                                                           nes qui toutes avaient de fort
                Au début de décembre, la si­                                                     bonnes raisons de se trouver
               tuation se troubla peu à peu.                                                     là, et ne représentaient pas des
               De notre château, nous pou­                                                       éléments combattifs. Le Capi­
               vions assister aux progrès de                                                     taine gagna donc sa cachette.
               la terreur dans la plaine. Ce                                                     Cependant la Gestapo, après un
               furent d’abord les chefs de                                                       interrogatoire sommaire, em­
               Combat exécutés à Grenoble,                                                       barquait tous les habitants du
               puis la série des docteurs, à                                                     château. Et le lendemain, la
               Grenoble, à Vinay, à Saint-                                                      plupart des Allemands repar­
               Marcellin enfin où était assis-                                                  taient pour une expédition con­
               siné le Docteur CARRIER. Lés                                                     tre le maquis de Chambarrand.
               tueurs venaient, en général, au                                                  Cependant ils laissaient der­
               nombre de quatre ou cinq, ja­                                                    rière eux leurs chiens fidèles,
               mais plus. Le château prépara                                                    les miliciens, qui, débarrassés
               sa défense. Le Capitaine G., qui                                                 de leurs maîtres, organisèrent
               avait pratiqué la guerre de                                                      un pillage en règle. Tout y pas­
               rues, décréta que le meilleur                                                    sa : linge, vélos, livres, une do­
              moyen en cas de siège étant de                                                    cumentation inestimable..., ils
              renverser l’effet de surprise et                                                  prirent tout, les villageois ter­
              de fondre à l’improviste sur les                                                  rorisés voyaient partir des ca­
              assiégeants, il convenait d’or­                                                   mions chargés de meubles, de
              ganiser notre repli à l’intérieur                                                 vêtements et d’ustensiles de




                                                                                                                         7
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