Page 62 - Les merveilles de l'industrie T1
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56                    MERVEILLES DE L’INDUSTRIE.

                         que faisait encore ressortir l’artifice du bi­  Le gouvernement vénitien avait, par con­
                         seautage.                                 tre, entouré la fabrication des miroirs et la
                           Venise conserva pendant des siècles le   verrerie d’un cercle d’obligations strictes,
                         monopole de la fabrication des glaces. Au­  ayant pour effet d’empêcher la divulgation à
                         cune verrerie n’osait entrer en lutte avec elle.   l’extérieur des procédés de cet art. Comme
                         Un grand miroir de Venise était considéré   nous l’avons dit dans l’histoire générale du
                         à lui seul comme une fortune. Lorsque le roi   verre, les fabricants et artistes verriers étaient
                         Henri IV envoya son ministre Sully en Angle­  confinés dans l’île de Murano, située près de
                         terre, en 1603,il mit au nombre des présents   Venise, avec injonction expresse d’y demeu­
                         précieux qu’il destinait à la cour de Londres,   rer. Les hommes de cette profession devaient
                         un grand miroir de Venise. Ajoutons que   Se marier exclusivement dans leur corpora­
                         ces miroirs étaient enrichis d’encadrements   tion, et leurs enfants continuer la profession
                         somptueux, de sculptures artistiques, de   paternelle. Ils ne pouvaient admettre aucun
                         diamants, de pierres et de perles fines. Les   étranger. Nul verrier n’eût d’ailleurs osé
                         artistes, les peintres, les émailleurs, déco­  quitter Venise, car sa famille restée comme
                         raient les miroirs d’ornements délicats em­  otage aux mains d’un gouvernement impi­
                         preints du goût italien.                  toyable, aurait payé cruellement le manque
                           Néanmoins le prix exorbitant des miroirs   de foi de l’un de ses membres. Toute indis­
                         de verre ne permettait qu’aux rois et aux   crétion, toute divulgation des procédés était
                         grands seigneurs cette coûteuse fantaisie, j  punie de mort.
                         On continuait donc, à l’époque de la Renais­  Ainsi protégée par une législation soup­
                         sance, à fabriquer des miroirs en métal,   çonneuse et inflexible, l’industrie de la fabri­
                         comme on l’avait fait dans l’Antiquité. Le ;  cation des miroirs demeura pendant trois
                         miroir de la reine Marie de Médicis qu’on   siècles le privilège de l’Etat vénitien. Cette
                         voit aujourd’hui dans la collection des Souve­  industrie produisait des bénéfices immenses.
                         rains, au Musée de Cluny, est en cristal de   Elle nécessitait l’entretien d’une puissante ma­
                         roche. Ce sont des agates qui, taillées en ca­  rine de commerce, pour les relations avec tous
                         bochons et enchâssées dans un réseau d’or   les pays de l’Europe, avec l’Asie et l’Afrique.
                         émaillé, forment autour de la glace un cadre   Nous trouvons dans une intéressante mo­
                         qui en dessine la forme rectangulaire (1).  nographie de la Manufacture de glaces de
                           Nous n’avons pas besoin de dire combien   Saint-Gobain, publiée en 1865, par M. Aug.
                         l’État de Venise attachait d’importance à fa­  Cochin, des renseignements peu connus sur
                         voriser par tous les moyens l’industrie des   l’industrie de la fabrication des miroirs à Ve­
                         miroirs.                                  nise pendant la Renaissance. Il ne sera pas
                           Les verriers vénitiens étaient nobles. Les   sans intérêt de les reproduire ici.
                         noms d’un grand nombre d’entre eux étaient
                         inscrits sur le livre d'or de la république, à
                                                                     « On n’imagine point, dit M. Cochin, quelle était
                         côté de ceux des plus illustres familles. Il   la dureté des règlements industriels de Venise. État
                         existait pour eux une juridiction particulière ;   sans territoire et sans population, prenant des ou­
                         ils n’étaient justiciables que de leur tribunal   vriers à la Turquie et à la Grèce, des soldats à la
                                                                   Dalmatie, des esclaves à la Guinée, des matières
                         et de celui du conseil suprême, et il était   partout,vivant d’emprunts,elle ne voulait pas prêter.
                         rare que quelques-uns des leurs ne fissent   Elle devait tout à l’étranger, et elle l’excluait sé­
                                                                   vèrement; une fois résident, l’ouvrier étranger ne
                         point partie de ce conseil.
                                                                   pouvait plus sortir.
                                                                     « Si quelque ouvrier ou artiste transporte son art
                           (1) N° 102 du Catalogue.                en pays étranger, » disait l’article 26 des Statuts de
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